jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

245 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 février 2025

jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

Trace 432- Frontières 9

« Parmi les morts aux frontières, certains retrouveront, au moins symboliquement, les leurs ; d’autres demeureront sous la terre de leur exil, mais combien n’auront jamais nulle part où reposer ? »Carolina Kobelinsky et Filippo Furri, dans "Relier les rives"

jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans la revue « Ethique publique », Volume 17 (2015), intitulée « Penser l’ouverture des frontières » : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/1590 , on peut lire une intervention de Filippo Furri et Alessandra Sciurba : « Au-delà de la frontière : la Charte de Lampedusa, un exemple de réécriture des droits contre la logique de l’enfermement ». Nous reviendrons sur cette thématique de l’ouverture des frontières, centrale pour nous.

Le même Filippo Furri vient de publier avec Carolina Kobelinsky « RELIER LES RIVES – SUR LES TRACES DES MORTS EN MEDITERRANEE » (2024). C’est le récit émouvant du travail effectué par la « Squadra » de Silvia, Riccardo et Davide, à Catane, pour honorer les morts en mer, les identifier, les relier aux vivants. Un travail proche de celui de Marie Cosnay (Traces 33 et 354), qui ne suffira pas à laver la honte de tout un pauvre continent confit de peur.

Le livre de Kobelinsky et Furri est un témoignage, émouvant, qui s’appuie sur des exemples vécus : « A Samir, cousin d’une personne disparu en mer, Silvia et Mamadou proposent d’engager une « tracing request », une demande de recherche, à travers le programme Family Links (RFL) de la Croix-Rouge. »

La « squadra » fait partie de ce programme RFL : « Aujourd’hui, le dispositif est de plus en plus déployé pour rétablir le contact familial perdu par des migrantes et des migrants, en raison des conditions extrêmes de la traversée des frontières lorsque ces personnes… se déplacent sans avoir obtenu les autorisations demandées par les différents Etats-nations européens. »

Particulièrement proche de l’Afrique, la côte est de la Sicile, et le port de Catane voient depuis des années arriver des barques d’exilés, de toutes nationalités : « Parmi les arrivants, il y a parfois des morts… Des corps dont il faut s’occuper mais dont personne ne sait très bien que faire. »

Donner sépulture, certes, mais à qui ? : « Les pages qui suivent retracent l’histoire de cette initiative engagée par quelques-uns pour redonner un nom et une famille à des morts inconnus de la migration. »

Quel gouffre, entre ces inconnus, et ce nombre hallucinant de morts : « L’OIM produit des statistiques qui font désormais autorité : 28808 personnes sont décédées ou disparues en Méditerranée entre janvier 2014 et janvier 2024. Contrairement aux associations, l’OIM n’établit aucun lien entre ces morts aux frontières et les politiques migratoires. »

Quel vide aussi, du point de vue institutionnel : « Il n’existe aucune institution dont l’objectif serait de retrouver les noms des personnes décédées aux frontières ».

Compte alors la mobilisation de quelques-uns : « Il s’agit tout d’abord de rendre compte de la mobilisation d’un petit groupe de Catanais  : la «squadra », dont les membres ont décidé de mettre à disposition leur temps, leur énergie et un savoir-faire acquis pas à pas afin de contribuer à l’identification de personnes décédées loin de chez elles et de leurs proches.

Car, contraste peu étonnant : « A l’acharnement à vouloir contrôler et identifier les vivants répond l’indifférence des politiques européennes envers les morts. »

1 - NAUFRAGES

Aucun drame ne secoue les opinions au point de les faire changer d’avis : « L’émotion suscitée par la tragédie du 18 avril 2015 (environ 800 morts) ne s’accompagna pas d’une remise en question du caractère délétère des politiques en matière d’immigration. »

On a remonté sur le port de Catane le chalutier, qui était devenu une tombe immense : Carnet de Davide : « Cette énorme épave sans tête semble avoir dévoré un millier de vies, avec férocité »

Déjà, près de 20 ans auparavant, drame, et indifférence : « Le naufrage fantôme survenu dans la nuit de Noël 1996 à Portopalo a été révélé par l’enquête de Giovanni Bellu, qui a recensé 300 disparus et constaté l’absence totale de traces de la tragédie. »

Ces morts ont une histoire terrible : « La confrontation aux corps morts est le métier des médecins légistes, mais ces morts-là sont différents… Les corps détériorés, abîmés, des personnes migrantes décédées en mer laissent des traces chez ceux qui doivent les manipuler et qui, pour reprendre leurs termes, « les voient parfois presque sans les regarder ».

Restituer une humanité, c’est la première chose urgente : « A travers ces mouvements, ces soins particuliers, ils restituent une humanité à ces corps parfois difficilement reconnaissables comme des semblables. »

Les familles sont broyées, parfois dans des naufrages à quelques encablures du rivage : « Journal de Riccardo : « Le bénévole crie de loin : « La petite fille est seule, c’est la fille de la morte. » J’étais pétrifié, je ne sentais plus le sol sous mes pieds. Tout a disparu, les gens, le bateau, la mer, les sons, et même le soleil. On ne voyait que les uniformes rouges et la petite fille avec sa robe à fleurs qui venait de la mer. »

La société se blinde face aux émotions : « La dépersonnalisation généralisée et une corporalité anonyme font des migrantes et des migrants une masse uniforme. »

Invisibilité, oubli, qui font mourir deux fois les morts : « L’inaccessibilité au deuil se traduit par l’invisibilité sociale et l’effacement public. Par l’abandon de la société qui a refusé de les accueillir en vie et l’impossibilité concrète pour leurs familles de pleurer leur mort. »

2 – HOMMAGES

Se faire psychopompes : « « Psicopompo ». Dans la mythologie grecque et romaine, le psychopompe est celui qui accompagne les âmes des morts vers l’au-delà. Cette figure est régulièrement apparue dans nos discussions avec la squadra. »

Journal de Riccardo : « Un manteau noir de mort obscurcit le soleil implacable qui embrase le quai. Alors, oui, après une journée de souffrance et de mort, pleurer pour ceux qui n’ont pas survécu, c’est bien. »

3 – MOBILISATION

Le travail de la « squadra » est énorme : « Rapprocher des vivants séparés par les politiques et s’approcher des morts ignorés par ces dernières deviennent deux pans complémentaires de l’activité de la squadra. »

Et ses moyens dérisoires, sans recevoir aucun appui des autres institutions : « Malgré le caractère très rudimentaire de la base de données construite, elle a commencé à porter ses fruits. Trois corps ont été identifiés. »

Paradoxalement, dans cet univers de la traçabilité, ceux qui meurent en sont exclus : « Au cours des dernières décennies, les technologies de traçabilité n’ont cessé de se sophistiquer… Comme en miroir de ce gouvernement par la trace, les personnes qui décèdent aux frontières sont quant à elles traitées comme si elles n’avaient pas d’identité, comme si elles ne pouvaient pas laisser de traces ou que celles-ci n’avaient aucune valeur. »

4 – IDENTIFICATION

Un exemple de l’inertie administrative : « Le jour même de la reconnaissance  par son père, la police envoie un courrier au tribunal en vue de la confirmation de l’identification. Trois ans et demi plus tard, Wilfried Doumbia n’est toujours pas officiellement reconnu….Ceci empêche notamment sa petite fille de venir étudier en France. »

Plus que disparition, il s’agit là d’un effacement volontaire : « La disparition est énigmatique et évanescente ; elle renvoie à une absence à la fois physique et sociale, à un effacement qui suspend la personne disparue dans un espace-temps indéfini… LA DISPARITION SEMBLE DEVENIR UN MODE DE GESTION EN SOI DE LA « QUESTION MIGRATOIRE ». »

5-HOSPITALITE

« Morte completa » : « Compléter les morts », c’est leur donner une épaisseur, conjurer leur disparition, créer un lien avec eux. »

Journal de Riccardo : un de ses cauchemars : « Je parcourais, comme si j’étais un oiseau, toute une rue jonchée de cadavres, de choses détruites, de personnes mortes en mer… même en rêve, je n’étais pas  capable d’accepter cette réalité. »

C’est comme s’il s’agissait en sorte d’ « adopter » ces morts : « Les pratiques que nous avons observées et celles qui nous ont été décrites impliquent toutes la création d’un lien qui viendrait combler la solitude de ces morts, d’une relation fondée sur le soin et l’attention dont la tonalité affective pourrait être associée à une forme de parenté. »

« COMME S’IL S’AGISSAIT D’OFFRIR AUX MORTS L’HOSPITALITE DONT DEVRAIENT BENEFICIER LES VIVANTS. »

On se souvient de cette grand-mère calabraise, offrant après le drame de Cutro, qui fit 94 morts en 2023, et largement dû à la politique de Giorgia Meloni, son caveau familial pour les enfants trouvés sur le rivage : « Ils feront compagnie à mon mari », dit-elle.

https://www.ilriformista.it/nonna-nicoletta-offre-loculo-di-famiglia-per-seppellire-i-bimbi-della-strage-di-cutro-faranno-compagnia-a-mio-marito-345880/ : « Nonna Nicoletta offre loculo di famiglia per seppellire i bimbi della strage di Cutro: “Faranno compagnia a mio marito” »

Les auteurs concluent : « Parmi les morts aux frontières, certains retrouveront, au moins symboliquement, les leurs ; d’autres demeureront sous la terre de leur exil, mais combien n’auront jamais nulle part où reposer ? »

Nous retrouverons Filippo Furri auteur d’une contribution à la Revue « Ethique publique », sur le thème de l’ouverture des frontières.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.