Les bastides ont été ici évoquées de multiples fois, pour leur urbanisme, ou pour les chartes qui ont accompagné leur création. Cette fois, il s’agira de Monpazier, dont la place a été depuis toujours protégée de l’incursion des charrettes, et aujourd’hui des voitures, par les cornières, ces angles de pierre faisant presque se rejoindre les différentes arcades.
La lecture de « MONPAZIER, LES CLES D’UNE BASTIDE » (2014), de l’historien amateur Michel Coste fera écho à celle de « L’ŒIL DE L’ETAT » de James Scott. L’auteur, sans faire aucunement référence à Scott, ne manque pas de souligner, comme nous le verrons, les rapports entre urbanisme et contrôle social, et surtout fiscal.
L’auteur, quoique passionné par les bastides, en relativise l’importance : « Loin de donner le signal de l’urbanisation du Midi ou de l’extension de l’espace nourricier, les bastides n’en sont qu’une forme particulière et tardive. On pourrait dire accidentelle… Elles ne sont pas davantage à l’origine de l’organisation communale. Au Nord comme au Midi, bien avant que soit fondée la première bastide, les seigneurs avaient accordé des « chartes » aux habitants des agglomérations placées sous leur protection et reconnu (sinon institué) le principe d’une représentation de la collectivité par quelques uns de ses membres. » Ce que nous avons vu Trace 220.
Coste souligne que les bastides ont façonné une forme de citoyenneté rebelle : « La bastide est une création qui soustrait une génération d’hommes à l’autorité en place , laïque ou ecclésiastique, pour la soumettre à une autorité plus lointaine, supposée moins arbitraire. Les prétendus « paréages » ne sont souvent que faux-semblants. Mais affaiblir l’autorité établie, toute proche, visible et jusqu’alors sacrée, c’était faire goûter à un plaisir rare : la rébellion. Donnez de l’orge à un mouton, il en redemande. Le Midi « embastidé », tout au long de l’histoire, sera frondeur et rebelle à l’autorité ; ou pour le moins allergique à tout pouvoir centralisé. »
Les bastides sont, initialement, des villes ouvertes : « Les bastides fondées jusqu’au milieu des années 70 (du XIII° siècle) ne furent fortifiées que 40 ans plus tard. »
Coste rejette l’hypothèse émise Trace 19, de « cités apparaissant comme des pions d’un jeu de go » : « Le prétendu jeu de constructions défensives des deux souverains (anglais et français), de part et d’autre d’une ligne de front, plaît peut-être à l’esprit mais ne résiste pas longtemps à l’examen. »
Voilà l’acte de fondation : « Sérénissime Prince Edouard, roy d’Angleterre, Duc d’Aquitaine, possédant le duché d’Aquitaine en temps de paix du temps du roy Philippe régnant en France, eut dessein de faire bâtir une ville dans le pays de Périgord, et l’an 1284, 7 janvier, à cet effet, Pierre de Gontaut, seigneur et baron de Biron, inclinant aux desseins et volonté de Sa Majesté anglaise, donna le lieu pour bâtir la ville et fut appelée Monpazier. »
Nous avons déjà vu (Traces 17 et 18) et balayé cette notion de cité idéale : « On pourrait croire qu’à Monpazier, un urbaniste avant la lettre, instruit par les multiples créations de villes qui s’offraient alors à ses yeux, averti de toutes les difficultés de cet exercice, poursuivait le projet perfectionniste de bâtir la cité idéale qu’annonçait le nom pacifique donné à la bastide. »
L’auteur, très pragmatique, dément : « Loin d’être guidé par un souci d’ordre esthétique ou philosophique, le maître d’œuvre se préoccupait avant tout de faciliter l’opération matérielle de lotissement, tant pour les promoteurs que pour les futurs « poblans » (habitants). »
La géométrie est simple : « On traça un premier carré (de 50 m de côté environ, soit 25 toises), puis on accola un autre, et ainsi de suite… Le plan fut composé, en partant de la place, par la juxtaposition d’îlots ordonnés suivant une trame régulière de carrés, souvent accolés deux à deux. »
Le but fiscal n’échappe pas à l’auteur, qui rejoint Scott (Traces 441 à 444) sur la volonté de contrôle : « Le souci de rassembler des gens, sur des emplacements mesurés (pour des raisons fiscales) s’accompagne ici d’une réflexion sur les facilités qui leur seront données pour vivre paisiblement ensemble et exercer leur activité. »
En détaillant un peu plus : « On distingue les îlots d’habitation suivants : le carré simple de 12 airals, le double carré de 24, et et le double carré aux façades tournées à 90° vers la place, îlot en T. Les airals donnant sur la place étaient conçus pour les marchands. Dans la démarche du concepteur entrait clairement l’intention de faire de la ville un centre commercial. »
L’auteur a étudié à Sup de Co , et sait ce que commerce veut dire : « La place a non seulement « commandé et ordonné le plan de la bastide » mais son organisation, avec les couverts et la halle, révèle le motif premier de fondation de la ville : celui de répondre à la demande d’une population voulant s’insérer dans un monde qui, s’ouvrant aux échanges, offre des perspectives nouvelles et la délivre de l’austérité de l’autarcie, autrement dit : au commerce. »
Une belle idée qui sert encore aujourd’hui : « Le dispositif des « cornières » aux angles interdisait l’accès des charrettes mais laissait entrer les hommes et les bêtes de somme. Observons à ce sujet, que les taxes du marché étaient fixées au fardeau (d’homme) ou à la « somme » (Charge d’âne ou de mulet).
Chaque lot permet une esquisse d’autonomie : « L’airal est l’unité de division de l’îlot. Terrain rectangulaire, trois fois plus long que large, il contient environ 150 m². Le plus souvent multifonctionnel, il accueillait au rez de chaussée, côté rue, une boutique ou un atelier, côté carriérot (ruelle), une cour avec étable et poulailler et, à l’étage, l’habitation avec sa « solelhada » (balcon) sur cour. »
Même si l’on imagine que les arcades sur la place sont l’œuvre de maçons qualifiés, les maisons étaient auto-construites : « La construction était, bien entendu, à la charge de l’habitant qui était autorisé à prélever des matériaux (bois et pierre) dans le domaine seigneurial. »
Là où nous parlions d’une amorce de démocratie, Coste dément : « Ici, les six consuls, chargés de l’administration de la ville, de l’entretien et la propreté des rues, des fontaines et des ponts, sont nommés par le bayle, et non élus par les habitants. »
Les impôts ne touchaient pas les personnes, un progrès, mais seulement les biens : « Le revenu du seigneur provenait des prélèvements effectués sur les échanges de biens. De nombreux articles détaillaient et tarifaient ces droits qu’on appelait les leudes et qui étaient perçus, sur la place, le jour du marché. »
L’argent tombe : « Peu après sa fondation, Monpazier donnait au roi 200 livres de revenu par an. On mesure l’ampleur du boom économique et l’intérêt du contrôle de ces villes pour le trésor royal. »
Ville ouverte du point de vue défensif, la bastide est aussi, nécessairement, liée à un territoire : « La bastide n’est pas une île. Elle est un cœur, au centre d’un ensemble plus vaste qui la nourrit et pour qui elle échange des surplus de production contre des biens fabriqués par elle ou venus d’ailleurs… Ce territoire est fait, pour moitié, au Nord, de plateaux calcaires propres aux cultures céréalières et fruitières (la vigne, mais aussi la noix et la prune), et au Sud, de tertres portant une forêt dense qui fournit châtaignes et glands... Ces mêmes tertres sidérolithiques abondent en minerai de fer…. »
Puis viennent les temps difficiles, la peste en 1350, qui tue 90% des habitants, et, dès que se relève la cité, des impôts écrasants : « Pour faire bref, depuis que la ville existe, l’évolution du monde semble aller à l’encontre de tout ce pour quoi elle fut créée… Après avoir survécu à la peste, échappé au fouage, les habitants de Monpazier vivent dans la hantise incessante du siège et du pillage. »
La ville est dépeuplée, et comme nous l’avons vu (Traces 420 et 421), appel est fait à l’immigration : « Pour repeupler leurs terres, les seigneurs offrirent des conditions favorables aux « immigrants » venant des régions voisines mois affectées : Limousin et Rouergue. Les bayles des bastides employèrent les mêmes arguments. Il vint aussi des « gavaches », Poitevins, Saintongeais, et mêmes Bretons. »
Ce que nous voyons aujourd’hui résulte de cette histoire violente : « Les maisons de la place furent rebâties sur des couverts ruinés par divers coups de main, les arcades du XIII° siècle sont surmontées de façades du XVI° jusqu’au milieu du XIX° siècle. »
La vie en bastide prédispose-t-elle à l’opposition ? Toujours est-il que Monpazier choisira la Réforme, contre la Royauté, puis la Fronde. Si la cité fut conçue pour le contrôle, il faut croire que les habitants surent y réagir, sinon y échapper.
Quant à nous, c’est par la fiction que nous échapperons à ces temps difficiles.