Poursuivons ici la lecture de : « Rendre l’eau à la terre – Alliances dans les rivières face au chaos climatique » (2024), de Baptiste Morizot et Suzanne Husky. Morizot y compare les rivières d’antan à des tresses. Notre lecture a croisé, et croisera encore ici nombre des Traces anciennes, faisant ainsi ressembler nos Traces à ces tresses d’eau vive.
Chapitre 7 - LE TEMPS PROFOND DES RIVIERES
Le tournant de l’an 1200 a souvent été évoqué ici, au point de vue urbanistique. Il faut en voir ici le revers : « Kevin Swift : « Nous pourrions proposer un point de diversification, de complexification, de richesse et de résilience maximale des milieux rivières, en Europe, vers 1200, au moment où se noue l’éradication des castors parallèlement à la déforestation à grande échelle et l’assèchement des marais et marécages. »
Pour nous, une rivière, c’est un trait bleu sur la carte : « Notre imaginaire écologique a incorporé un monde vidé, détruit, comme archétype de la rivière parfaite – c’est une amnésie transformée en norme. »
Quand, au contraire : « La rivière idéale ? Une tresse toujours changeante, multiple, un grand corps de rivière impliquant des zones humides remises en eau à chaque crue, des prairies inondées, des forêts alluviales. »
Reconstruire, ensemble : « C’est face à ce monde de crues et de sécheresses que l’alliance avec le castor et des rivières vivantes est importante, pour passer de l’ère du drainage à l’ère de la réhydratation. »
Ceci avec des partenaires respectés : « Ces projets de régénération accumulent les marqueurs montrant que les vivants sont traités ici comme des puissances et non pas comme des moyens. »
Chapitre 8 - LE TEMPS PRESENT DES RIVIERES
Morizot se désole : « Il est fascinant de voir à quel degré le monde agricole productiviste issu des Trente Glorieuses a subi une forme d’éducation professionnelle qui a valorisé une grande technicité dans les savoirs agronomiques… et un illettrisme en sciences écologiques. »
Appauvrissement culturel, conduisant à un appauvrissement écologique : « Nous avons voulu tout simplifier : le réseau hydrologique, les styles fluviaux, les verbes de la rivière, les écosystèmes agricoles et terrestres, les forêts ; nous avons voulu réduire le nombre de verbes que la vie et les milieux peuvent conjuguer. »
On se rappelle les propos de Charles Stépanoff sur la domestication (Trace 418) : « Nous avons fait de la terre la même chose que la surdomestication industrielle a fait aux animaux…. »
Et ici, celle de l’architecte chinoise Xu Tian Tian (Trace 410) sur la restauration des tulous, comme une « acupuncture » : « Nous étions sur un chenal simplifié, incisé, sans végétation de berge, pris dans une spirale d’autodégradation par ravinage et érosion régressive, et l’enjeu était de trouver quelque chose comme les points d’acupuncture de la rivière, pour libérer ses flux …. »
Là, c’est « Sur la piste animale », de Morizot même (Trace 35), qui revient en mémoire : « C’est du pistage de rivière : lire les indices visibles des comportements et des préférences invisibles de cette créature métamorphique… »
Morizot ouvre, sans trancher, la question de l’intelligence du castor : « Les localisations des barrages de castor ont souvent une intelligence hydrologique très nette : ils ouvrent des chenaux reliques, ils récoltent les eaux de deux flux juste en aval de leur confluence… »
Plus que tout, le castor est un traducteur, qui nous aide à comprendre ce que dit la rivière, son cours, et son discours : « En donnant à la rivière vivante le visage du castor, mammifère constructeur comme nous, on rend possible une interaction, en mobilisant un avatar, une incarnation de la rivière, pour la faire exister sous des traits familiers. »
Chapitre 9 - MEDECINE DES RIVIERES
Il sera ici question d’aggradation : le phénomène d'aggradation consiste en une reconstitution, une régénération, une accumulation souvent progressive. C'est l'inverse d'une dégradation, d'une détérioration.Elle se manifeste ainsi :
Déployer les possibilités : « Augmenter l’espace de chenaux, c’est augmenter le nombre, la pluralité, la multiplicité des types de flux que la rivière peut se permettre d’exprimer…. Les types de flux, ce sont les actions propres de la rivière. Ce sont ses verbes…Ta santé, c’est la libre expression de tes verbes. »
Enrichir la palette : « La couleur de l’eau, ici, vert translucide, émeraude limpide, c’était la première fois que je la voyais sur ce ruisseau que j’arpente depuis un an : nous avions ajouté une couleur à la rivière. »
Nourrir un cercle vertueux : « Dans la mesure même où il existe des spirales d’auto dégradation dans lesquelles on peut pousser les rivières, par notre usage ou notre aménagement, les mêmes forces abiotiques peuvent contribuer à l’auto aggradation du système, dès qu’on a favorisé d’autres processus… »
Chapitre 10 - PEUT-ON CONVERSER AVEC UNE RIVIERE ?
La métaphore de la conversation, avec ses succès, ses écueils, vient sous la plume de Morizot : « C’est parce qu’on est dans un contexte pratique, avec un problème précis, celui de guérir une rivière avec des moyens propres à la rivière, que l’idée de conversation est littérale. On traduit des actions de rivières en mots et des mots humains en propositions matérielles pour la rivière… C’est, ensuite, véritablement une conversation, parce que parfois, on ne comprend pas ce que la rivière répond. C’est un critère de conversation – une non-transparence totale et immédiate.
Cette conversation prend la forme d’une chorégraphie : « Ce sont des questions-mouvements et des réponses-mouvements, et c’est pourquoi c’est aussi une danse avec la rivière. »
On ne peut ici, faute de place, retranscrire ce qui se présente comme « Conversation avec une petite rivière de la Drôme, printemps 2023 »
Mais cette conversation est aussi celle de jardiniers, tel Eric Lenoir, (Trace 428 à venir) : « C’est en un sens ce que peuvent faire depuis toujours une horticultrice, un jardinier, un soigneur de potager de balcon, une forestière, une apicultrice, n’importe qui quand il active sans le nommer un rapport conversationnel avec son monde vivant. »
La rivière a sa propre temporalité : « Dans une rivière, les aiguilles du temps-énergie tournent très lentement pendant les étiages et accélèrent à toute vitesse pendant une crue décennale, activant en un jour une transformation d’une ampleur très supérieure à celle d’une décennie de sécheresse. »
Alexandre Hollan (Trace 358) dit : « Les arbres ont de la lenteur à donner. Je n’ai pas la lenteur, je la prends. » Morizot confirme : « La rivière, elle, peut nous apprendre à ralentir. Surtout : à ajuster nos rythmes à ceux du monde vivant. »
Comment savoir si cela fonctionne ? : « La question devient : l’action qu’on imagine a-t-elle pour effet de maintenir le système dépendant de notre action, ou se donne-t-elle pour but de restituer au système malade son autonomie et sa santé indépendante ? »
Chapitre 11 - PARTAGER LE PRIVILEGE D’AMENAGER LA TERRE
Un sage aveu : « Parce que la rivière dépasse notre entendement et nos mesures en complexité, variabilité, diversité de processus, il est pertinent de lui déléguer la prise de décision concernant le devenir de sa forme. »
Cette complexité même, qui défie nos savoirs, est la meilleure défense de la rivière : « Les structures génèrent une complexité qui crée de la résilience. »
En face, commencent à apparaître des doutes, et c’est heureux : « La question de qui a le droit, par ses usages, de transformer la terre est une question idéologique, philosophique et politique cruciale dans notre tradition. »
Une réponse, celle de Kent Woodruff : « Nous ne sommes pas assez intelligents pour savoir à quoi ressemble un écosystème rivière parfaitement fonctionnel. Mais les castors, si. »
Que porte en lui le castor ? « Un faisceau de relations, vieux de plusieurs millions d’années de coévolution des formes de vie dans les paysages fluviaux. C’est ce tissage de relations qui est intelligent en ce qui concerne la façon de guérir les milieux rivières. »
On se souvient des Kogis, (Trace 203) appelant les Européens des « petits frères ». Le castor est notre aîné : « Le castor devient, plus qu’un animal bâtisseur dont on apprend des techniques concrètes, quelque chose comme un « aîné » dans les traditions autochtones, ces cultures animées par l’idée que les animaux non-humains ont enseigné aux humains – ces tard venus – comment vivre… Dans les modes de connaissance autochtones, les êtres humains sont souvent appelés les jeunes frères et sœurs de la Création. »
Nous sommes allés (Traces 391 et 392) à la rencontre des mousses, de leur savoir-vivre vieux de 300 millions d’années : « Les plantes savent comment fabriquer de la nourriture et des médicaments à partir de la lumière et de l’eau, et elles les donnent ensuite à tous les vivants. »
Un savoir-faire partageable, et non confiscable. Cela aurait plu à Ivan Illich (Trace 310) : « Le savoir-faire à acquérir est certes fondamental, exigeant, il appelle de la prudence et de la délicatesse, mais il n’est pas confiscable par des experts. Et par là, le monopole confiscatoire du soin et de la défense de nos milieux de vie devient partageable localement par des collectifs d’habitants. »
Paraphrasant Hölderlin, Morizot conclut : « Là où croît le danger, à savoir le changement climatique et ses sécheresses, feux, inondations, croît aussi ce qui sauve, à savoir un changement massif et majeur du logiciel philosophique et pratique de l’Occident moderne à l’égard du monde vivant et non humain. » On aimerait le croire.
Partie III - PARTICIPER A L’AUTOGUERISON DU MONDE
Chapitre 12 - L’EAU ET LA VIE TERRESTRE
Ici, Morizot situe l’importance de l’eau dans notre vie à tous, vivants, et celle du vivant dans les cycles de l’eau : « Si l’on reprend et compare les listes de mesures concrètes de la régénération fondée sur les processus et de l’hydrologie régénérative, il apparaît que ce sont presque toujours des forces vivantes, des forces biotiques, qui ralentissent et complexifient les chemins de l’eau terrestre…Quand le couvert végétal d’un milieu n’est pas trop abîmé, les gouttes d’eau peuvent être évapotranspirées et reprécipitées jusqu’à six fois dans les petits cycles de l’eau locaux avant de ruisseler vers la mer par les rivières. »
Nos larmes mêmes sont un indice : « Les corbeaux et les tortues pleurent aussi, et à cet indice discret nous savons qu’ils font partie de la famille. »
Nous avons vu (Trace 405) la richesse de la vie dans la ripisylve de la Leyre : « La déforestation des ripisylves…. A fragilisé les forces vivantes qui ont évolué depuis le temps profond pour garder l’eau avec nous sur les terres…. »
Puis les Landes ont été drainées : « Dans l’ère du drainage, nous, humains, aveugles à nos propres intérêts vitaux et au nom d’une économie hors –sol, avons fait violence aux exigences immémoriales de la communauté biotique terrienne, dont nous faisons partie, et dont nous sommes absolument dépendants. »
Les castors, un prétexte ? « Malgré la centralité de sa figure, ceci n’est pas un livre sur les castors. C’est un livre sur les liens entre l’eau et la vie. Leurs relations intimes, invisibles et diffuses dans le temps profond de l’évolution. »
Une vision s’impose : « On peut sous cet angle regarder nos corps, chaque arbre, chaque plante, chaque prairie avec un œil nouveau : ce sont des labyrinthes fascinants inventés par la vie pour faire tourner l’eau en eux et autour d’eux et la faire durer sur la terre ferme, dans un ralentissement dynamique qui hydrate le désert : chaque corps vivant est une oasis. »
Chapitre 13 - LA VIE AMENAGE LE MONDE POUR LA VIE
Quelles traces, ou Traces, laisser ? « Tu ne peux pas vivre sans laisser de traces, c’est-à-dire sans produire des effets écologiques, et ces effets sont des habitats – tu ne peux pas vivre sans créer, favoriser, des habitats. Et en détruire. »
J’adore cette idée d’une trace d’éléphant fertile : « Il existe une espèce de grenouilles qui ne peut se reproduire que dans l’empreinte, remplie d’eau par la pluie, du pied d’un éléphant dans la terre. »
Chapitre 14 - POLITIQUE DES ALLIANCES INTERESPECES
On se souvient du « Contrat naturel » de Michel Serres (Trace 395), mais : « Chez nous, dans la tradition moderne, on considère qu’on ne peut nouer d’alliance qu’avec des créatures douées de rationalité, qui peuvent passer un contrat. »
La monétarisation liée aux services écosystémiques fait horreur : « Pour comprendre ce qu’est une alliance, on doit d’abord comprendre comment elle se distingue du service écosystémique… On ne peut pas nouer une alliance entre une forme de vie non humaine qui prend soin des interdépendances et un système économique qui détruit les conditions des mêmes interdépendances. »
C’est l’occasion d’opposer castors et mégabassines : « Le complexe de bassins de castor consiste à ralentir l’eau dans l’écosystème, la couler dans les nappes, la diffuser dans les terres, et la partager entre humains et non-humains, en tant que commun multispécifique. »
EPILOGUE - POUR UN MOUVEMENT D’ALLIANCE AVEC LE PEUPLE CASTOR
Morizot conclut sur quelques recommandations, axées sur une pratique : « Les changements les plus profonds et durables doivent venir des usages de la terre. On ne change de métaphysique qu’en changeant de pratique. »
Le « penser comme une rivière » de Morizot découle du « penser comme une montagne » d’Aldo Leopold, que nous lirons prochainement.