Des journées d’enfance passées à plat ventre sur des cartes, ou des atlas, je garde une passion pour les cartes. De fait, depuis le début de ces Traces, nous nous sommes appuyés sur des cartes, lues, et dessinées :
Traces 76 : Villes visibles : 48 improvisations sur une ville où les habitants ont accès à des cultures vivrières proches…
Traces 84 : Eau : relations entre fontaine publique et un quartier : pour une eau gratuite et voisine du logement.
Traces 101 et 102 : Les îles infortunées, comme nous avons appelé ces pays menacés par la montée des océans, et défendant leurs droits au sein de l ‘AOSIS. Parcours où il fut question des singulières cartes en baguettes, qui permettaient de se repérer dans le Pacifique, en fonction de la direction des houles.
Traces 107 et 108 : Cartes de parcours explorant la continuité forestière en Italie et en France, montrant notamment la désertification de territoires entiers, et questionnant ces pays, un par un, à l’allure de la marche.
Traces 122 : Villes européennes de la fin du XVI°siècle, et leurs ceintures de cultures vivrières, à comparer aux métropoles qu’elles sont devenues.
Traces 202 : Nous découvrirons les Kogis, et leur « cartographie sensible »
Tracer des cartes, c’est se pencher à chaque fois sur une réalité, ou la rêver.
Puisque tout ce qui s’étudie ici est géo-graphie, c’est-à-dire description de la terre, mais surtout écrire une terre telle que nous pouvons l’imaginer, malgré ses tourments, la carte est la source où s’abreuver, mais aussi le support de nos réflexions.
Deux livres donc, pour mieux apprendre comment cartographier :
La passionnante et riche « Cartographie radicale - Exploration » (2021) de Nephtys Zwer et Philippe Rekacewicz.
Le décevant « Atlas de l’anthropocène » (2019), Ouvrage collectif, par lequel nous débuterons.
L’introduction laissait bien augurer de l’ouvrage : « Pour donner à voir cette crise globale et polymorphe, pour espérer saisir un peu de l’insaisissable, et de l’irréversible, il faut toucher à tous les domaines du savoir, de l’organisation sociale et de la vie planétaire. »AA
Y toucher, oui, sans les laisser intacts, donc, étymologiquement.
Pour citer quelques pages, on trouvera :
p.48 : Des cartes du delta du Mississipi, de la Mer du Nord, du Delta du Mékong, où figurent les villes submergées en cas d’élévation de 1 m ou de 2 m du niveau des mers.
p.56 : L’environnement, pointé comme premier facteur de migration, mais , étrangement, alors que François Gemenne, l’un des auteurs, connaît bien le problème des réfugiés climatiques (voir Trace73), il n’est question que de migrants climatiques internes, ce qui est une représentation biaisée des choses : où vont ces « migrants internes », sinon dans les bidonvilles qu’a décrit Mike Davis (Trace 39) ?
p.60 : Voir à cet égard la carte de l’Asie du Sud-Est, menacée par la montée de l’Océan Indien, fait douter de la réalité de migrations purement internes. Un peu de clairvoyance ne nuit pas, si nous voulons effectivement anticiper les difficultés, et non tenter, bien faiblement, de les contrecarrer.
p.66 : La métamorphose des paysages terrestres nous alerte sur l’urgence : modifier notre modèle agricole, et préserver les sols. (Trace 118)
p.68 : Concentrée sur le cas français, la carte dénonçant les menaces sur la bio-diversité du sol, confirme le propos.
p.125 : La croissance continue du nombre d’institutions « au chevet de la planète » est-elle si rassurante que cela ? Pour moi, cette inflation, sans que de réelles mesures soient prises, démontre plutôt une gabegie de moyens, et finalement une faillite de l’ensemble des institutions, quand une seule, une ONU véritablement respectée, suffirait.
p.127 : La Science pour guider les politiques : Les guide-t-elle vraiment ? L’origine géographique des auteurs des rapports du GIEC, en majorité Européens ou d’Amérique du Nord, a sans doute une influence sur l’orientation des rapports du GIEC, qui échappent hélas, au gré des réécritures successives, à la froide rigueur des seuls scientifiques, pour être peu à peu édulcorés. Ce qui ne fait que ralentir les mesures à prendre. Le GIEC pourrait-il s’avérer finalement contre-productif ?
https://www.lemonde.fr/.../a-quoi-sert-encore-le-giec...
On pourrait citer encore à foison les pages plus alarmantes l’une que l’autre, mais sans que se dessine une ébauche de synthèse.
Pire, les auteurs, dans une conclusion plus accablante encore par son manque de perspectives, alors que l’Atlas, émanant de Sciences Po, était l’occasion de nous redonner confiance dans la science politique, comme seule capable de prévoir, d’anticiper les mesures à prendre, de les ordonner, nous sermonnent : ni rêves, ni révolution surtout !
« Bien d’autres sujets auraient encore pu être abordés dans cet atlas, mais les pages qui précèdent suffisent à démontrer que la société humaine est parvenue à un moment très singulier de son histoire. Le plus souvent possible, nous avons tenté de parler des actions à mener et ce, à divers niveaux d’organisation sociale. Par le choix même des sujets traités, nous avons privilégié la dimension politique de l’Anthropocène car il nous semblait primordial qu’in fine, il pointe vers le besoin d’un changement de modèle./…/
La nécessité de changer nos modes de vie et de consommation ainsi que les formes d’organisation sociale qui les permettent et les engendrent, nous espérons qu’elle s’est imposée à la lecture de cet atlas et de ses cartes. Méfions-nous des marchands de solutions, qu’ils jouent sur les terrains idéologique ou technologique … lesquels ont toujours partie liée quoi que l’on puisse en dire. Les débats intellectuels et politiques restent saturés de polarisations d’un autre temps. On peut lire par exemple, chez de nombreux auteurs et activistes, que la solution principale serait la sortie du capitalisme ou la fin du néo-libéralisme. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement, au-delà de la simple incantation ?....
Attelons-nous plutôt à un travail minutieux et prudent de réinvention, en nous ancrant profondément dans les réalités de notre temps. Les vieilles réponses sont toutes issues d’une même matrice qui nous ligote à un fonctionnement productiviste…."
Quant aux approches suggérant de « sortir du système pour le changer », elles paraissent difficilement applicables à des sociétés aussi peuplées et complexes que celles où vit aujourd’hui la majorité de la population mondiale : il n’est vraisemblablement pas possible, par exemple, de fournir à tous les citadins du monde un lopin de terre à cultiver en bas de leur immeuble. (Traces 76)
Il nous faut maintenant comprendre pourquoi nous restons piégés dans un fonctionnement productiviste et pourquoi il nous est si difficile d’en changer…. » AA
Oui ….
« Jamais ces sujets n’ont été aussi présents dans les débats, les médias et les institutions, et c’est une bonne nouvelle. Depuis 2015, depuis l’adoption de l’Agenda 2030 et la signature de l’accord de Paris sur le climat, la coopération internationale a fait de grandes avancées. Ces succès diplomatiques marquent des étapes, fournissent des outils politiques et juridiques aux acteurs qui souhaitent inventer un nouveau monde à l’échelle de leur territoire, de leur entreprise, de leur administration. Ils n’ont pas signé la conclusion, mais plutôt l’ouverture d’un immense chantier collectif. » AA
Donc, faisons confiance, jusqu’au mur final, aux mêmes institutions, en charge du problème depuis un demi-siècle, sans aucun résultat probant, sauvons le capitalisme, et les institutions qu’il a mis en place pour assurer sa survie quoi qu’il en soit ! La postface de Bruno Latour est de la même eau :
« Lire un Atlas de l’Anthropocène, c’est réaliser l’abîme qui sépare le monde dans lequel on vit plus ou moins confortablement et celui dont on dépend et avec lequel il va falloir, d’une façon ou d’une autre, se réconcilier. Le nouveau régime climatique, c’est la réalisation de ce décalage, dont chaque page de cet atlas fait la synthèse. Et bien sûr, la peur grandit que ce décalage finisse non par un atterrissage en douceur, mais par un crash de proportion cataclysmique.
Reste à savoir, à découvrir, à explorer, non seulement où et quand nous sommes dorénavant situés, mais qui nous sommes, quel genre d’humain, quel genre de citoyen.
Cinq siècles après Mercator, paraît un Atlas qui permet aux lecteurs de comprendre pourquoi il est tout à fait vain de prétendre dominer, maîtriser, posséder la Terre, et que le seul résultat de cette idée folle, c’est de risquer de se retrouver écrasé par Celle que personne ne peut porter sur ses épaules. » BL
A la fin de la lecture de cet « Atlas », nous voilà pourtant nous-mêmes Atlas, portant le poids du monde sur nos épaules, dûment informés, mais gourmandés aussi, et liés au mat du navire ,tel Ulysse, pour résister au chant des Sirènes plaidant pour une transformation radicale.
Philippe Rekacewicz, dans « Cartographie radicale - Exploration » (2021) livre une clé : « Demandons-nous qui finance quelles cartes, comment s’organise le travail cartographique, s’il est en lien ou non avec les champs institutionnels universitaires ou contre les institutions étatiques,… »
C’est de bien différentes perspectives qu’ouvre son livre, et je suis impatient de vous les faire découvrir.