Retour sur la lenteur, ce thème central, et qui continue à inspirer des auteurs :
« Si les rapports du GIEC avaient des titres, celui de 2022 aurait très bien pu s’appeler « Ralentir ou périr ». Les chiffres sont cauchemardesques et le consensus scientifique inébranlable. Ce que nous avons essayé de faire jusqu’à aujourd’hui n’a pas suffi ; il va falloir faire autre chose – et vite. » Timothée Parrique, auteur de « Ralentir ou périr – L’économie de la décroissance » (2022). Nous en parlerons.
Déjà, de Montaigne : « Esope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : « Quoi donc ? fit-il. Nous faudra-t-il chier en courant ? » Essais, III,13.(1580)
A Saint-Exupéry : " Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine... " Le Petit Prince (1943)
Il y avait unanimité .
D’où vient alors le fait qu’il faille encore aujourd’hui faire l’éloge de la lenteur, comme l’ont fait ici en Italie Gian Luigi Beccaria, dans « In contratempo – Elogio della lentezza » (2022), plaidant pour une lecture et une écriture lentes , ou bien Lamberto Maffei, neurobiologiste, qui , s’aidant de l’image de la tortue à voile, peinte au plafond du Palazzo Vecchio de Florence, avec la devise « Festina lente », nous propose de tenir compte du développement de notre cerveau, qui nous a fait passer du réflexe de l’animal prédateur, et proie, à la lenteur du cerveau qui raisonne, tout raisonnement, basé sur le dialogue entre aires corticales, prenant du temps. Son « Elogio della lentezza » (2014 ) , prenant exemple sur le faucon crécerelle fondant brusquement sur sa proie, longuement épiée, voudrait réconcilier deux rythmes.
Jerôme Baschet, historien, dans « Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits » (2018), conclut lui aussi à une nécessaire convergence : « Serait-il vraiment impossible d’allier le sens de l’urgence face à la destruction qui avance partout (au point d’inciter à supposer un possible point de non-retour, à partir duquel il sera trop tard), l’anticipation (dans ses dimensions à la fois utopiques-concrètes et stratégiques) et la lenteur assumée des processus collectifs de préparation et de construction ? » JB
L’approche la plus riche à nos yeux est celle de l’historien Laurent Vidal, le seul à percevoir dans la LENTEUR MEME UNE FORME DE RESISTANCE. Résistance qui peut prendre maintes formes : à l’heure où le sabotage apparait hélas comme le dernier recours nécessaire pour faire entendre à la société qu’elle se fourvoie, son rappel de l’origine du mot est bienvenue : « Après évidemment il s‘agit de montrer LA DIMENSION SUBVERSIVE DE LA LENTEUR. Un des gestes les plus symboliques pour moi c’est les gens qui jettent leurs sabots dans les machines pour les empêcher, pour casser les mécaniques et pour les empêcher de maintenir ce rythme et ça va donner naissance à un mot, le sabotage. On a également des ouvriers qui lorsque le contremaître n’est pas là essaient de diminuer la cadence, etc. Il y a la grève qui suppose l’arrêt complet de l’unité de production. Ce sont pour moi des outils de lutte rythmique. » LV
Vidal précise ses intentions dans un entretien pour l’Université de La Rochelle, où il enseigne l’histoire : https://www.univ-larochelle.fr/recherche/nos-talents/laurent-vidal/
« Il y a clairement une dimension politique dans cet ouvrage, c’est une volonté de faire face et front à un discours que l’on reçoit constamment, qui est le discours de l’efficacité, de la promptitude./…/
Je pars de l’usage de cet adjectif « lent » qu’on accole à différents groupes, différents individus. L’adjectif « lent » lorsqu’il entre dans la langue française il vient du latin « lentus ». Il s’applique à la nature, à la végétation. On utilise le « lentus » pour qualifier quelque chose de mou, de souple, un tout petit peu aux hommes mais quoi qu’il en soit ce terme n’a pas de connotation négative. Or, petit à petit lorsqu’il entre dans la langue française, au 11e – 12e siècle, il n’est utilisé que pour parler des hommes et ce de manière négative. Au 16e siècle c’est fait, l’affaire est pliée, l’adjectif « lent » ne sert qu’à discriminer une attitude sociale que l’on veut pointer du doigt./…/
Il s’est passé quelque chose et ce quelque chose j’essaye de le retrouver. D’un côté on voit une économie capitaliste qui se met en place autour d’un rythme, la promptitude, et d’un autre je dirais un univers religieux qui va dénoncer la paresse comme un pêché capital et associer la lenteur à la paresse, voilà ce qu’il s’est passé./…/
Le premier grand groupe qui va être discriminé ainsi comme un groupe « lent » ça va être les Amérindiens du Nouveau Monde quand on les découvre fin 15e – début 16e. Ils sont définis comme paresseux, on les représente dans des hamacs on dit qu’ils ne travaillent pas, etc.
Un peu plus tard ça va être les esclaves africains que l’on décrit comme « indolents » et lorsque la révolution industrielle commence à se mettre petit à petit en place et bien ça va être les ouvriers que l’on dit « lambins », « trainards », etc./…/
En 1935, Hitler met en place des camps de concentration où il concentre des indésirables dont les paresseux du travail et parmi les paresseux du travail il y a « les lents » donc c’est quand même assez sidérant c’est à dire qu’on enferme les gens parce qu’ils sont lents et ça c’est toute une partie de cet ouvrage. » LV
Pour conclure, lui aussi, à une nécessaire synthèse : « Je ne dis pas qu’il faut être lent, ce n’est pas une apologie de la lenteur, mais il faut savoir changer de rythme…. Ce livre pour moi ce n’est pas une apologie de la lenteur pour la lenteur, c’est plutôt une incitation à la rupture de rythmes et à s’ouvrir un temps à soi. » LV
On peut lire dans « La vie des idées » : https://laviedesidees.fr/Vidal-Les-hommes-lents.html
, blog du Collège de France, sous la signature de Côme Souchier, une intéressante recension du livre, dont j’extrais quelques passages :
« La lenteur n’est pas un défaut de vitesse, mais bien plutôt le plus haut degré de résistance à un monde qui s’emballe et cherche à enrôler les hommes dans une course sans fin vers l’accélération.
Laurent Vidal s’inspire du géographe brésilien Milton Santos et du poète Aimé Césaire pour contester « l’a priori d’une inadaptation fondamentale des lents au monde moderne ». Et il consacre justement son premier chapitre à la généalogie de cette inadaptation, en commençant par l’étymologie du terme latin lentus : désignant à l’origine une forme molle, flexible, dans le monde végétal, son sens se restreint au XVIe siècle pour désigner une valeur temporelle. Des théologiens comme le dominicain Guillaume Peyraud associent ainsi dès le XIIIe siècle le péché d’acédie à l’oisiveté et à la lenteur. À cette lutte religieuse contre la paresse coupable s’ajoute un souci marchand de la promptitude dans le domaine économique…
Dans tous les cas, à partir du XVIIIe siècle, les conditions sont réunies pour que la « lenteur sous toutes ses formes [soit] perçue comme une entrave au bon fonctionnement de la société » .
La vitesse inédite de la vapeur et de ses applications industrielles alimente une « guerre aux lents », objet du second chapitre. Le machinisme et la multiplication des montres et horloges imposent au corps des ouvriers une nouvelle discipline temporelle…
Le troisième chapitre porte bien son nom d’ « Impromptu ». Sa brièveté fait d’ailleurs directement écho aux ruptures de rythme des hommes lents qu’il sert à introduire, ruptures « dont l’usage inattendu et inopiné peut devenir un moyen de contestation de leur mise à l’écart » . Ces ruptures, au cœur du quatrième chapitre, prennent des formes diverses. Des esclaves ralentissent par exemple, dès le XVIIIe siècle, le travail dans les plantations, aux États-Unis et au Brésil. Des ouvriers écossais font de même à la fin du XIXe siècle pour obtenir une augmentation de leur salaire. Ils lancent ainsi un mouvement nommé Go Canny (« allez-y lentement ») » CS
Il apparait dans toutes ces formes de résistance à la vitesse une protestation des corps malmenés, mais aussi une forme de révolte contre ce qui ne ressort plus de la taille humaine. Lamberto Maffei a bien mis en évidence l’inadéquation entre les tempi imposés par la civilisation numérique, et notre cerveau. Charlie Chaplin , de son coté, dans « Les Temps modernes », démontre l’impossible rapport entre rythmes humains et industriels, qu’il s’agisse de travailler, ou même de se nourrir. Rythme humain, taille humaine, échelle humaine : l’absence de proportion juste se ressent durement. Les Métropoles barbares (terme de Guillaume Faburel) le sont aussi en ce sens qu’elles nous obligent à abandonner la marche, moyen de locomotion, mais aussi de socialisation. La marche, comme la lenteur , est résistance. Prochaine étape : marcher en ville, lentement .