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Billet de blog 16 avril 2025

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"La marche est porteuse de valeurs d’égalité... Elle construit une forme de morale partagée qui sert parfois à défendre les valeurs égalitaires de cet espace public contre un ordre institutionnel qui peut déraper. Quand cet ordre institutionnel va trop loin dans la répression, la marche est une ressource pour se révolter contre lui..." Stéphane Tonnelat

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Montaigne encore : « Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent. » Essais , III, 3

Marchons un peu. L’objet n’est pas ici de rendre compte d’une philosophie de la marche, mais, depuis le début, de savoir comment faire ville. La ville moderne, de par ses dimensions, la vélocité requise de ce fait pour s’y déplacer, offre bel et bien une résistance à la marche comme moyen de transport. Les propositions ne manquent pas, de la voiture à la trottinette électrique, pour rejoindre la vitesse requise par notre société, sans se soucier d’autres buts, pourtant bien plus essentiels à ceux pour qui le trajet peut être plus important que le but.

Le propos ici : VOIR DANS LA MARCHE MEME UN ACTE DE RESISTANCE ET DE CONSTRUCTION D’UNE VILLE RAMENEE A SES ORIGINES, à ce qui l’a fait naitre : la nécessité de rencontres et d’échanges.

Puisqu’il s’agit bien ici de dessiner des villes, ou de redessiner  celles que l’automobile a déformées, dilatées, dilacérées, n’est-il pas opportun de le faire à partir de ce mode commun à tous ?

Aujourd’hui, la guerre s’exerce sous la forme de machines détruisant corps et murs. Ceci au sens propre hélas en Ukraine, mais aussi, dans un sens figuré, chez nous, où machines,  mais aussi certains dispositifs spatiaux, nuisent à toute relation apaisée entre humains. Opposer à ceci la résistance de corps en marche, voilà le sens de cette page, qui proposera quelques exemples.

RAYMOND DEVOS (1983)

« - Mais pourquoi courent-ils si vite ?

- Pour gagner du temps ! Comme le temps c'est de l'argent, plus ils courent vite, plus ils en gagnent !…

- Pourtant, j'en vois un qui marche !?

- Oui, c'est un contestataire ! Il en avait assez de courir comme un fou. Alors il a organisé une marche de protestation ! “ RD

LA DERIVE SITUATIONNISTE : « La théorie de la dérive » (1957) de Guy-Ernest Debord

https://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html

« Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent./…/ Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement…Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. UN JOUR, ON CONSTRUIRA DES VILLES POUR DERIVER. » GED

LA MARCHE COMME ART CIVIQUE : « Marcher dans la ville » (2016) , de Cédric Calvignac

https://doi.org/10.4000/sds.3908

« A priori rien ne semble plus opposé à la ville que la marche. Dans la ville contemporaine, la marche, mode de déplacement immémorial restreint à nos capacités corporelles, semble contrainte et contenue par l’artificialité minérale d’un lieu souvent ultra-technologisé, avec ses réseaux de transport et de communication. Pourtant, on ne saurait oublier que le sens même de la ville est la recherche d’une proximité, d’une densité, d’une communauté. La ville serait ainsi l’un des endroits les plus propices à l’engagement du corps comme moyen d’abolir les distances, même si cela induit aussi paradoxalement une forme d’anonymat, une perte de soi dans l’épaisseur de la foule et le dédale des rues. En ce sens et autour de cette tension, rien n’est plus urbain que la marche, que nous percevons comme un faire, un mode de déplacement mais aussi comme une modalité d’existence mettant tantôt en relation, tantôt en coprésence des hommes, des femmes et un lieu. La marche représente tout autant un élément de liaison qui participe à la constitution d’un phrasé (JC. Bailly), voire d’un dialogue entre des corps mobiles et leur cadre d’exploration urbain qu’une expérience de brassage, de constitution ou de remise en cause des identités.

Nous serons alors conduits à aborder la marche en ville comme un art civique : marcher occasionne des effets de rupture entre des quartiers ségrégués, isolés, soigneusement clôturés. C’est un art civique dans le sens où, dans un seul et même mouvement, il donne droit de cité tout en donnant à penser la cité /…/

Cette contribution de la marche urbaine à l’expression citoyenne est l’objet du travail de Francesco Careri, chercheur au département d’architecture de l’université de Rome III, qui fait de la marche en ville un véritable art civique, une démonstration de la force de l’itinérance dans l’élan d’intellection de la vie urbaine. Pour lui, « l’urbanisme naît à pied, de façon labyrinthique et participative, comme METHODE DEAMBULATOIRE QUI PERMET DE LIRE ET DE TRANSFORMER LES VILLES ». La marche permet à l’architecte de quitter une posture technocratique, verticale, descendante de la réalisation d’un bâti pour mieux participer à l’élaboration d’un « récit phénoménologique évolutif, décrit depuis un point de vue horizontal, mis en mouvement en marchant dans les replis de la ville ». Suivant les principes élaborés par Patrick Geddes, Francesco Careri fait de l’architecte un marcheur en mesure de communiquer avec les habitants du lieu, en mesure de mettre en forme des solutions architecturales susceptibles de répondre à leurs attentes.

La marche en ville révèle également différentes manifestations physiques des inégalités socio-économiques ; elle met en évidence des dissonances, distorsions et ruptures architecturales qui contreviennent à l’unité urbaine…Dans le cadre de son enseignement, Francesco Careri propose à ses étudiants de ne suivre aucun itinéraire préconçu. Il n’y a pas de parcours linéaire, « on marche vers une destination et vers ce qui détourne de la destination [...] on se dispose aux accidents de parcours [...] Jouer avec le hasard et l’imprévu est en effet le seul moyen de prendre la ville par surprise ». C’est le seul moyen d’interroger en profondeur les arbitrages rendus en termes d’aménagement de l’espace. » CC

« UNE INFRA-POLITIQUE DE LA MARCHE » de Stéphane Tonnelat (2016) :

« Dans cet article, je revisite Times Square à New York … autour de ce qu’on pourrait appeler une infra-politique (Scott 2008) de la marche révélatrice des enchevêtrements entre une macro et une micro-économie de l’espace public. Marcher n’est pas seulement un moyen de transport. Pour des populations minoritaires en milieu urbain, comme les sans-abris, les vendeurs de rue, ou tout simplement les adolescents, c’est un moyen d’être en ville sans « prendre place »

James Scott (2008) parle de texte public pour désigner ce qui est connu de tous de façon publique. Je parlerai ici de script public pour désigner ce que tout le monde doit faire pour respecter l’ordre social de Times Square, c’est à dire marcher. Ce script public s’accompagne chez les vendeurs de ce qu’on pourrait appeler un script caché, aussi connu de tous, mais révélé seulement quand les camelots ouvrent leur attaché-case…

 Cet exemple montre que la marche est porteuse de valeurs d’égalité, en dépit du script public qui impose aux personnes de marcher pour avoir accès à l’espace public. Elle construit une forme de morale partagée qui sert parfois à défendre les valeurs égalitaires de cet espace public contre un ordre institutionnel qui peut déraper. Quand cet ordre institutionnel va trop loin dans la répression, la marche est une ressource pour se révolter contre lui... Cela veut dire que la préservation de la marche et de l’espace public comme un espace plus ou moins commun à tous est une des garanties du contrôle que la population peut exercer sur les forces de l’ordre. Il semble que la marche soit ainsi finalement quelque chose de très politique, mais de relativement caché. La marche est infra-politique. » ST

MARCHE LENTE :

https://www.youtube.com/watch?v=gKudkRM8rMA

http://www.mywalking.be/fr/

Avec la marche lente et la séance pratique, Anna Teresa De Keersmaeker veut mettre en évidence que la marche est aussi de la danse à l'état pur, et que tout le monde peut danser, à tout moment et en tout lieu. C'est une occasion de prouver que la danse peut réunir les hommes de façon unique,… tout en offrant une nouvelle expérience de cet espace.

La « slow walking » [marche lente] prend naissance dans le bouddhisme. L'expérience physique de la marche renforce la connexion entre l'individu et son environnement.

La marche ou la promenade sont généralement automatiques, on n'y pense guère. C'est en même temps le mouvement le plus élémentaire et le plus simple de l'homme. C'est à cela que la marche doit sa force quand elle est soudain vécue et présentée intentionnellement et extraite de son contexte quotidien.

De cette lenteur extrême, nous irons vers la pause habituelle des synthèses.

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