Faire partition : ce que Vinciane Despret décrit des polyphonies inter-spécistes, tressées entre oiseaux du Latium, n’est pas si lointain de ce que construisent tant de tentatives musicales.
Comme si son caractère immatériel lui faisait des ailes pour franchir les frontières, la musique, mieux que tout autre art, a su très tôt les survoler.
Bach incorpore une bourrée, danse populaire française, dans ses suites pour violoncelle :
https://www.youtube.com/watch?v=ok24iv3Fcxc
ré-écrit des concertos d’après Vivaldi, ou Marcello :
https://www.youtube.com/watch?v=onOMgGjbR1o
Ou bien écrit une sicilienne :
https://www.youtube.com/watch?v=2ftNH5ShQDM
Qu’un auvergnat n’y reconnaisse pas «sa» bourrée, qu’une sicilienne n’y retrouve pas «son» chant , qu’importe ? Autre chose est advenu, porteur d’émotion.
Qu’est de son côté le jazz, sinon une « musique métisse, interculturelle et hybride entre toutes, dont les origines oscillent entre les chants religieux protestants et une tradition africaine discutée, en tout cas certainement liée au souvenir de l'esclavage et à ses effets dans les Etats-Unis de la fin du
XIXe siècle, musique qui n'a ensuite cessé de s'agréger les expressions musicales étrangères - juives, brésiliennes, manouche, etc,… » Pat Milesi « Après le jazz, le jazz vocal en France » (2006)
Plus près de nous, et dans un domaine combien difficile, celui de l’intégration de musiciens du monde entier dans un orchestre jouant un répertoire très varié, mais allant jusqu’à des réécritures des opéras de Mozart, comme « La flûte enchantée », ou « Don Giovanni », il y a l’Orchestra Piazza Vittorio. A l’inverse de tant d’orchestres intégrant des musiciens sur la base de l’assimilation, c’est-à-dire demandant à chacun d’oublier ce qui est au plus profond de sa culture musicale, de son passé, de ses enthousiasmes, l’Orchestra Piazza Vittorio, du nom d’une place de Rome, prend tout, et fait de cette ensemble de traditions diverses un tout. Le Festival Inter-Med, qui les reçut en 2011, le présente ainsi :
« Orchestra piazza Vittorio, West-Eastern Divan Orchestra, National Youth Orchestra of Iraq...Les orchestres multiethniques et/ou multiconfessionnels apparaissent comme un nouveau moyen d'encourager le dialogue, dans des contextes où l'indifférence voire l'hostilité sont les maîtres-mots de la rencontre avec l'Autre.
Cette expérience musicale a été popularisée par le chef d'orchestre italien Mario Tronco. Grand défi que de réunir des musiciens du monde entier juste après le 11 septembre 2001. En effet, le chef d'orchestre raconte les difficultés de rassembler des personnes souvent issues de l'émigration, alors que la peur de l'étranger, du non-national semble gagner du terrain. C'est le cas dans le quartier romain multiethnique de l'Esquilino, dont la place centrale est piazza Vittorio. Ici, les personnes sont méfiantes et quand Mario Tronco se met à la recherche de musiciens, il est souvent pris pour un policier en civil en quête d'individus sans papiers de séjour.
C'est ainsi que naît l'Ochestra di piazza Vittorio, en 2002, avec des musiciens de tous les continents, de l'Inde à la Hongrie, de la Tunisie au Brésil en passant par le Mali ! La musique devient un langage universel, une véritable langue qui fait la part belle aux émotions, souvent cachées derrière les convictions, les fois de chacun, ces-dernières étant beaucoup plus difficiles à harmoniser. Depuis, de nombreux orchestres dits multiethniques s'épanouissent en Italie, et s'invitent dans de nombreux festivals qui leur réservent un large succès.
Ces orchestres avant-gardistes sont d'autant plus réjouissants qu'ils offrent à voir une autre réalité, sans doute plus positive, de la mondialisation et du métissage culturel qu'elle engendre. Le symbole n'est pas des moindres, notamment quand on observe les politiques sécuritaires de l'Europe, et l'accueil qui est fait aux émigrés maghrébins qui fuient la violence de leur pays.» Inter-Med.
On peut suivre ici une conférence de Mario Tronco : L’impossibile inevitabile.
https://www.youtube.com/watch?v=DcUvQwoNWtc
Autre expérience signalée par Inter-Med : « Cette expérience orchestrale originale a également été imaginée par Daniel Barenboïm et feu l'intellectuel américain d'origine palestinienne Edward Saïd afin de réunir des jeunes proche-orientaux, toutes ethnies et confessions confondues, qui subissent de plein fouet le conflit israélo-arabe, noyau dur de l'instabilité dans la région. Le West-Eastern Divan Orchestra est un projet ambitieux dans un contexte de conflits et de guerres incessants depuis maintenant plus de soixante ans, où l'hostilité, voire la haine, et l'incompréhension ont fini d'ériger des murs entres les communautés.
L'orchestre prouve à ces jeunes, à leurs communautés et plus largement au monde, qu'il est possible de "vaincre l'ignorance", "d'être soi mais d'écouter l'autre", selon les propos du chef d'orchestre Daniel Barenboïm. Message d'autant plus fort que ce conflit politique n'a de cesse d'étouffer la volonté des peuples à vivre en paix.
Le chef d'orchestre ne cache d'ailleurs pas la portée presque politique de la formation musicale qui s'accorde aux partitions multi-scalaires du conflit: "Le conflit israélo-arabe est très particulier et très complexe, il est à la fois local - deux peuples se battent pour la même terre - et concerne le monde entier, la création de l'orchestre est liée à ce paradoxe. "La musique est alors le point de croisement entre l'Orient et l'Occident, l'instant où la complémentarité des deux mondes devient une évidence pour chacun: "La dualité orient et occident fait profondément partie de la musique, à la fois sensuelle et savante, c'est ce qui lui permet d'exprimer ce qui serait impossible à tout autre langage, y compris la mort, et aimer la chanter". Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'orchestre a choisi de répéter en Andalousie, qui rayonne dans l'Histoire comme un pôle de l'Islam, en tant que civilisation, qui a su révéler les talents artistiques des trois religions et cultures de la Méditerranée.” Inter-Med (2011)
Puis, juste pour le plaisir, on trouvera ici quelques exemples qui m’enchantent de musiques, qui n’ont rien à voir avec une world-music fourre-tout, mais qui sont plutôt comme des rencontres amoureuses :
Anoushka Shankar et Patricia Kopatchinskaia – Raga piloo.
https://www.youtube.com/watch?v=7F5HND4F6Fo
Déjà le père, Ravi Shankar, avait commencé à jouer avec Yehudi Menuhin :
Yehudi Menuhin et Ravi Shankar
https://www.youtube.com/watch?v=StT66EFdGWw
https://www.youtube.com/watch?v=fJ5ZBkZGW9U
https://www.youtube.com/watch?v=GiW_biJW6SA
Ici, c’est la kora de Ballaké Sissoko et le violoncelle de Vincent Ségal :
https://www.youtube.com/watch?v=TAIwGw1paIc
Là, Pedro Soler et Gaspar Claus, père et fils évoluant nénamoins dans deux univers distincts :
https://www.youtube.com/watch?v=nUgBtj753iw
Le même Gaspar Claus avec la japonaise Kakushin Nishihara :
https://www.youtube.com/watch?v=IIgO_iR8cZA
https://www.youtube.com/watch?v=sBVWyznPFeY
Et puis ici, une musique baroque, inspirant des danseurs de Krump, danse issue des quartiers pauvres de Los Angeles , et la chorégraphe Bintou Dembélé, « d’origine hip-hop », selon ses dires :
https://www.youtube.com/watch?v=Q4jy2wrjESQ
L’entretien avec Clément Cogitore, qui les a filmés, est éclairant :
https://www.youtube.com/watch?v=UMv4EyS08_g
Bonne écoute !