« Attention au feu ! » cela sonne juste comme une alerte. Mais nous pouvons aussi l’entendre différemment : il y a chez moi une cheminée, et bien entendu, il importe de prendre garde à ne pas incendier la maison. Mais surtout, le plaisir que l’on peut retirer de sa chaleur, et de sa contemplation, est dépendant de l’attention qu’on porte au feu : comme un être vivant, il peut croître, embellir, mais aussi s’étioler et s’éteindre. Cette attention le fait vivre, et me réchauffe aussi. L’image me vient avant d’ouvrir ces deux pages consacrées à l’attention. A relier avec celles consacrées à la lenteur : ce qui se construit ici c’est aussi, nécessairement, un autre mode de vie.
Deux auteurs, deux philosophes :
Matthew B. Crawford, avec « Contact - Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver » (2016).
Yves Citton, avec « Pour une écologie de l’attention » (2014).
Nous avons déjà rencontré Crawford, et son « Eloge du carburateur » lors des Traces 15, et « Contact », dont le sous-titre énonce le programme, en est une sorte de prolongement.
Crawford énonce : « Nous sommes en train de vivre une véritable crise de l’attention. »MBC
Et dénonce : « Certaines ressources, comme l’air que nous respirons ou l’eau que nous buvons, sont des biens communs. Nous n’en sommes guère conscients, mais leur disponibilité généralisée est au fondement de toutes nos activités. De mon point de vue, l’absence de bruit est aussi une ressource de ce type. Plus précisément, le fait de ne pas être interpellé est un bien précieux qui nous semble aller de soi. /…/ Parce que nous avons permis à notre attention d’être transformée en marchandise, il nous faut désormais payer pour la retrouver. » MBC
Les conséquences en sont directement politiques : « Si nous ne sommes pas capables de maîtriser l’orientation de notre attention, nous sommes à la merci de ceux qui souhaitent l’orienter en fonction de leurs intérêts. » MBC
Chaque choix de notre part en requiert un face à cet abandon de l’attention : « La façon dont les objets matériels sont conçus et fabriqués peut soit augmenter la puissance de notre agir incarné, soit nous enfoncer un peu plus encore dans la passivité et la dépendance. » MBC
Ce qui prétend simplifier notre vie, nous en éloigne aussi : « La déconnexion – le fait d’appuyer sur un bouton pour accomplir une action – nous encourage à vivre notre propre volonté comme quelque chose d’inconditionné et d’insensible aux nombreux obstacles aléatoires qui peuvent s’interposer entre une action et sa réalisation. » MBC
Cet éloignement de la vie nous encourage à la passivité : « Dans un certain sens, nous sommes peut-être tous en train de devenir autistes. Lorsque le monde nous apparaît de plus en plus comme une source de confusion et semble contrôlé par de vastes forces impersonnelles qu’aucun individu n’est capable d’appréhender pleinement ; lorsque notre perspective de carrière la plus plausible est un emploi de bureau , à savoir une profession où le lien de cause à effet tend à être fragmenté ou opaque ; lorsque la vie domestique repose de plus en plus sur la sous-traitance ; lorsque la base matérielle de la vie moderne est de plus en plus occultée, et que les occasions d’exercer une activité qui exige une compétence spécialisée sont délocalisées outre-mer, là où l’on fabrique encore des choses, ou bien plus près de nous , mais dans des lieux socialement invisibles…. Dans ces conditions, l’expérience de l’agir individuel nous échappe peu à peu. On croit désormais de moins en moins à la possibilité de contempler un quelconque effet direct de nos actes dans le monde et de ressentir que ces actes sont véritablement les nôtres. » MBC
De là, une évolution de notre rapport à la connaissance : « Nous sommes passés d’un raisonnement sur l’illégitimité de certaines autorités politiques au XVIIème et au XVIIIème siècles à un discours sur l’illégitimité de l’autorité d’autrui en général, puis sur l’illégitimité de l’autorité de notre propre expérience./…/ Que la réalité ne se révèle pas d’elle-même, c’est probablement vrai pour un observateur détaché. Mais, comme j’ai cherché à le démontrer…. la raison en est que c’est en nous confrontant pratiquement aux choses que nous sommes capables de les appréhender – non pas en tant que simples sujets, mais en tant qu’agents. » MBC
Parmi les exemples que prend Crawford pour illustrer son propos , un cuisinier, un pilote de moto de course, des musiciens de jazz, mais aussi des maîtres verriers : Peter Houk est l’un d’entre eux : « Lorsqu’on travaille sur une pièce complexe, il importe d’être très attentif aux métamorphoses de la matière travaillée et d’être capable de réagir collectivement en modifiant notre action sur elle lorsque c’est nécessaire, et ce souvent en quelques fractions de seconde…Il faut parfois réagir bien plus vite que ne le permet la communication verbale. » PH cité par MBC
« Les métamorphoses du verre en fusion exigent d’être éprouvées physiquement depuis l’extrémité d’une canne de verrier. Comme l’explique Houk, on ne peut pas déterminer à l’avance quel est le transfert de chaleur adéquat pour une séquence donnée de manipulations ; c’est pendant la manipulation elle-même que la pièce de verre communique au souffleur son état présent et sa trajectoire vraisemblable...A chaque instant, chacun des souffleurs doit être totalement en phase avec l’état de la partie qu’il travaille, mais il doit aussi être extrêmement attentif à ce qui prend forme entre les mains de ses collaborateurs. » MBC
La dernière image, très parlante, résumera très bien ce qu’est tout chantier : « Une pièce de verre achevée est la cristallisation matérielle de la façon dont une équipe coordonne son action, de l’entente tacite de ses membres et de leur rapport subtil au matériau…. La canne devient un fragment fossilisé d’attention conjointe. » MBC
Que la science soit aussi une fossilisation d’attentions multiples, cela est résumé dans cette citation de Michael Polanyi : « L’objectif déclaré de la science moderne est d’établir un savoir strictement impersonnel et objectif. Tout ce qui reste en deçà de cet idéal n’est accepté que comme une imperfection passagère que nous devons tenter d’éliminer. Mais si nous partons de l’hypothèse que les formes de pensée tacite sont un élément indispensable de toute connaissance, alors l’idéal d’éliminer toutes les dimensions personnelles de la connaissance équivaut en fait à détruire toute connaissance. Dès lors, l’idéal de la science exacte révèlerait son caractère fondamentalement trompeur et finirait par être une source d’erreurs dévastatrices. »MP
Crawford concluant ainsi : « Polanyi établit un parallèle entre la science et l’artisanat qui me semble être plus qu’une simple analogie, car tous deux sont en fait des expressions d’un même mode d’appréhension du monde qui suppose de se colleter avec le réel. » MBC
De là une véritable mystique de l’attention, comme celle qu’évoque Simone Weil : « Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair. C’est pourquoi, toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi. » SW
Plus simplement : « … quiconque explore en profondeur un art ou une compétence spécifique approfondit son pouvoir de concentration et de perception. Il acquiert une intelligence plus grande des objets qu’il traite et, si tout se passe bien, la qualité devient pour lui une préoccupation viscérale. » MBC
Crawford illustre ceci avec des artisans facteurs de tuyaux d’orgue : « Ils apprennent des maîtres du passé, questionnent leur savoir et poussent la conversation plus loin, dans une dialectique où alternent en permanence le respect et la rébellion. Leurs propres progrès techniques et intellectuels participent de quelque chose qui les dépasse, et l’indépendance de jugement qu’ils acquièrent représente un approfondissement du métier lui-même. » MBC
Un cas extrême, peu représentatif ? « C’est aussi une histoire qui nous parle du moment économique actuel. Avec la globalisation des marchés du travail et l’essor de l’automatisation, les pays riches ne connaîtront sans doute plus jamais l’emploi de masse dans l’industrie. … Certains signes montrent que nous sommes à la veille d’une renaissance de la production à petite échelle, de l’industrie de spécialité, aux Etats-Unis et probablement ailleurs aussi./…/ Certains diront que ces artisans se sont « retirés du monde moderne ». Je pense exactement le contraire. Nous avons fini par trouver normale une certaine condition de retrait du monde. L’atelier de facteur d’orgues doit nous aider à comprendre ce qui se produirait si nous habitions une écologie de l’attention qui nous place pleinement DANS le monde. » MBC
Pour conclure : « Contre la tentation de transformer le monde en une entité idéale, la nature érotique de l’attention suggère que nous pouvons nous orienter sélectivement en aimant le monde tel qu’il est et communier avec lui. » MBC
Voilà peut-être la meilleure introduction au texte qui suivra.