« La mesure dans laquelle notre monde est devenu inhabitable est une conséquence manifeste de la destruction des communaux » Ivan Illich
Elisabeth Crouzet-Pavan, dans « Les villes vivantes- Italie XIII° XV° siècle » (2009), déplore pour commencer combien peu d’historiens français se sont penchés sur cette histoire des communes italiennes, nées au XI° siècle, et ayant acquis leur indépendance par le traité de Constance, en 1183, ce qui fut évoqué dans Traces 5.
Comme l’évoque le titre de l’ouvrage, c’est de la vie même de ces cités qu’il est question ici, de leur construction, et des liens entre structure communale et conquête d’espaces publics. Conquête et embellissement, comme on le voit encore aujourd’hui encore, près de mille ans après.
Tout commence avec un nouvel équilibre des pouvoirs : « Les républiques italiennes sont objet d’intérêt parce qu’elles constituent une application du principe de souveraineté collective. Leur histoire se confond avec celle d’un progrès de la démocratie grâce à une participation croissante des citoyens au gouvernement de leur ville. »ECP
Une forme d’émulation entre les villes, mais aussi un réel souci du bien commun s’exprime par des travaux : « Durant un certain nombre de décennies en effet, les moyens et les formes d’action en matière d’urbanisme se sont , dans toutes ces agglomérations, multipliés et diversifiés. Une tutelle de la ville s’instaure. Elle s’exprime par des opérations monumentales, une volonté d’embellissement, mais elle est mise en acte plus quotidiennement aussi par des opérations sur la voirie ou par des prescriptions de salubrité publique. »ECP
Il s’agit d’une véritable floraison, comme printanière , où l’eau tient un rôle central (voir Traces 24) : « La génération des palais du Popolo s’élève en Italie centrale à la fin du XII° siècle, dans les termes d’une séquence très ramassée. De 1284 date le palais de Prato, de 1287 celui de San Gimignano ; les travaux sont menés à Florence et à Pistoia en 1294, à Sienne en 1297. Ou, autre exemple d’une même singulière convergence, partout, quoique selon des modalités diverses, les aménagements hydrauliques améliorent les infrastructures productives, mais aussi la salubrité, l’hygiène et la beauté. La force hydraulique, l’eau sont nécessaires à de nombreuses activités industrielles, toute une série d’équipements sont donc réalisés. Mais le lien est aussi fait entre l’eau et la beauté ; et au nom de cette beauté, les travaux d’adduction sont décidés pour que l’eau coure à travers les canalisations et jaillisse des fontaines. »ECP
Que la ville ait puissance pour transformer ses habitants, tel est là le vœu secret des constructeurs : « Par ses chantiers, le pouvoir entendait assurément se légitimer et assurer sa propre gloire ; mais aux édifices publics, au décor citadin n’était pas dévolue cette unique finalité. Illustrations du bon gouvernement, ils devaient également créer et manifester une harmonie, celle de la communauté humaine, celle de la cité terrestre, tendue dans son humble effort d’imitation de la cité céleste. » ECP
Ce que l’on voit aussi apparaître, ce sont des pleins, et des vides, un dessin de la ville : « …ces deux Florentins accoudés par Ghirlandaio, dans la Visitation, qui contemplent le spectacle de Florence présente en contrebas. La ville vaut désormais (1485) dans sa plénitude et les articulations de ses pleins et de ses vides ; elle est montrée non plus dans les seules silhouettes de ses campaniles, mais grâce aussi aux lignes de fuite de ses places. » ECP
Vides correspondants au terrain gagné par les communes sur des propriétés privées ou ecclésisastiques, et où chaque place devient un territoire, comme au jeu de go, où la victoire se mesure au vide créé :
« Le recours généralisé à la notion d’utilitas permet la dilatation dans la cité de véritables espaces publics, non plus simplement quelques axes ou quelques terrains que les consuls protégeaient…mais des espaces gérés par la commune, et qui sont conquérants./…/même si, bien souvent, cette utilité publique s’identifiait avec le pouvoir économique de certaines catégories de la population. »ECP
C’est le cas à Sienne, par exemple, où, une fois le Palais Communal construit, on crée la place du Campo, détruisant des maisons, pour donner lecture complète de l’immense façade.
Tous ces espaces sont dévolus au public : « Dès ces premières décennies du XIII° siècle, une pluralité d’espaces publics a été partout instituée. Je rappelle seulement …l’existence de places, placettes, carrefours, loggias, souvent contrôlés par une famille et son tènement, mais cependant ouverts à la collectivité, utiles à la vie et aux échanges d’un quartier, que la commune put graduellement transformer en véritables espaces publics. » ECP
Ce qui est encore aujourd’hui sensible, c’est que la notion d’harmonie certes, mais aussi de beau, a été inspiratrice :
« Il se produirait, lorsque le popolo parvient à contrôler les institutions communales, en matière d’urbanisme et de grands travaux publics, un moment décisif du fait du nombre et de la taille des chantiers alors impulsés, de l’énergie et des moyens mobilisés, de l’importance matérielle, idéologique et symbolique conférée à ces opérations. Les réalisations à l’actif des communes populaires sont, dans la ville et dans le contado, nombreuses et variées. Mais les mutations sont également de nature idéologique. Dans le discours des statuts ou des délibérations communales à l’origine des travaux, les motivations changent durant le siècle. Nombre de projets sont engagés au nom d’une recherche affichée du beau/…/une beauté qui est d’abord synonyme d’ordre, de distribution claire des fonctions et des activités, mais qui se confond plus généralement avec un nouveau rapport à l’espace. » ECP
Pour résumer, c’est à une forme d’exigence de clarté des lignes que nous devons ces plans : « De manière fondamentale, à travers le territoire urbain, et prioritairement dans ses grands espaces publics, le pouvoir entend donc exprimer, afficher, faire vivre, ou du moins aspire à le faire, ses idéaux, son programme, ses principes, ses idéaux d’ordre et de commodité, son aspiration à l’harmonie et à la rationalité. Et l’on comprend ainsi comment la cité communale fut construite par les pierres et l’idéologie. » ECP
La vision de la nature que reflète la construction de ces villes, quasi minérales, est claire : ce n’est pas, malgré toute notre admiration, la nôtre : « Ces siècles… produisirent aussi une véritable répulsion face à la nature sauvage qu’il fallait conquérir et transformer. Or, la ville fut le lieu où cette conquête se marqua avec le plus d’éclat. Partout l’agglomération domine la campagne, c’est-à-dire une nature façonnée et remodelée ; partout la cité lève bien haut ses murs qui la séparent de champs aimables, d’arbres chargés de fruits, de douces collines où les hommes travaillent et produisent. Ce faisant, la représentation iconographique entend dire comment l’action humaine a réussi, grâce au fait urbain, à imposer son contrôle sur une nature pacifiée. » ECP
Comme le dit aussi, à sa façon, Giovanni Michelucci, (nous le rencontrerons dans Traces 63), une ville est aussi tissée de ce que nous en faisons , et l’auteur, pour conclure, le rappelle : « Il convient de se garder des deux apories qui menacent la lecture de la ville. La première consisterait à restreindre la réflexion aux seules réalités induites par le poids des structures, les données économiques et l’action des autorités, à privilégier, dans une telle optique, les grands chantiers de la transformation et de la rénovation urbaine ou la distribution évolutive des groupes sociaux dans l’agglomération. La seconde consisterait à mal évaluer ces réalités pour surdéterminer les pratiques sociales de résistance, l’anomie de certains usages et ces géographies que les hommes et les femmes inventent. »ECP
Inventer, voilà bien le moment. Nous voici à la fin de 24 nouvelles traces, et c’est le moment d’essayer de synthétiser tout cela.