Sommes-nous « coincés », selon le mot de David Graeber, dans un monde d’états-nations, de propriété privée, et de domination de l’argent-roi … ou bien y a t.il d’autres alternatives ? La réponse est peut-être donnée par l’histoire profonde : les découvertes récentes, synthétisées par J.C.Scott dans « Homo domesticus – Une histoire profonde des premiers états » (2019) et par David Gaeber et David Wengrow, dans « Au commencement était… » (2021), nous font entrevoir d’autres possibilités. Réinterroger les récits du passé nous ouvre vers d’autres avenirs possibles, espérons-le.
Que l’Etat français actuel soit lié aux grands céréaliers est une évidence : comme l’écrit Le Monde du 11 décembre 2021 « Aucun gouvernement n’a suivi ou devancé avec une telle constance les desiderata du productivisme agricole ». Scott nous expliquera ici les liens entre blé et pouvoir étatique : le titre anglais est « Against the grain – A dep history of the earliest states »
Scott est anthropologue, non archéologue comme Wengrow : il explicite ainsi son but : « Je ne cherche pas à produire de nouvelles connaissances, mais à « relier les points » des savoirs existants de manière éclairante ou suggestive. »JCS
Pour remettre en question ce qui fait évidence, le chemin passe par l’histoire : « Il nous faut faire un détour par l’histoire profonde. Au meilleur de ses capacités, l’histoire est à mon avis la discipline la plus subversive parce qu’elle nous révèle comment les choses que nous tenons pour évidentes sont réellement advenues. »JCS
Et l’Etat est une possibilité, parmi d’autres : « Malgré la puissance et la centralité dont l’affublent la plupart des récits traditionnels, il faut bien reconnaître que pendant les milliers d’années qui ont suivi son apparition initiale, l’Etat n’a pas été une constante mais une variable – et une variable assez mineure dans l’existence d’une bonne partie de l’humanité. »JCS
Qu’Etat et céréales soient liés, et pas seulement concomitants, et la nature de leur relation, cela sera exploré : « Pour l’essentiel, la notion de « barbare » n’était pas une catégorie culturelle, mais une catégorie politique qui désignait des populations non (encore ?) administrées par l’Etat. La ligne de démarcation entre civilisation et barbarie est celle qui voit disparaître l’impôt et les céréales. »JCS
Il y a interdépendance de l’Etat et des barbares, comme l’écrivit Cavafy : « Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares ? Ces gens étaient en somme une solution. » CC
« Occupant une grande variété de niches dans un environnement beaucoup plus diversifié, seuls les barbares étaient capables de fournir les produits sans lesquels l’Etat ne pouvait survivre longtemps : métaux, bois d’œuvre, peaux, obsidienne, miel, herbes médicinales et aromatiques. »JCS
Un état serait nécessaire pour organiser l’irrigation ? « Le point de vue dominant selon lequel le processus consistant à « faire fleurir le désert » par le biais de l’agriculture irriguée est au fondement des premières communautés sédentaires de grande taille s’avère en réalité presque entièrement erroné, les premiers établissements sédentaires étant apparu en zones humides … »JCS
Ces sociétés ont laissé peu de traces, leur habitat étant bio-dégradable (un modèle, en quelque sorte).
« Une dernière raison de l’obscurité des sociétés des zones humides pourrait être leur incompatibilité écologique avec la centralisation administrative et le contrôle par le haut. Ces sociétés reposaient en effet sur ce que l’on appelle aujourd‘hui des « biens collectifs » ou des « communs »… »JCS
En fait la transition vers l’agriculture fut lente, et non sans hésitations ni reculs : « Selon Melinda Zeder : « Il semble qu’au Moyen-Orient, des économies de subsistance hautement soutenables, reposant sur une combinaison de ressources sauvages, semi-apprivoisées et entièrement domestiquées aient persisté pendant quatre mille ans ou plus avant la cristallisation des économies agricoles… »JCS
Comme il y avait naguère un almanach pour les céréales, « On pourrait considérer que les chasseurs-cueilleurs se sont constitué une bibliothèque entière d’almanachs …. Cette véritable encyclopédie, qui recueillait aussi toute la profondeur historique de l’expérience passée, était entièrement conservée dans la mémoire collective et la tradition orale du groupe/…/La domestication des plantes telle qu’elle s’exprime par excellence à travers l’agriculture sédentaire nous a rendus prisonniers d’un ensemble annuel de routines qui façonnent notre labeur, nos modes d’habitations, notre structure sociale, l’environnement bâti de la domus et une grande partie de notre vie rituelle. »JCS
La sécurité alimentaire est davantage assurée par une multiplicité de ressources que par une seule : « Homo sapiens a échangé un large éventail de flore et de faune sauvages contre une poignée de céréales et d’espèces de bétail. Je suis tenté de voir la révolution néolithique récente, malgré toutes ses contributions à la formation de sociétés complexes, comme un cas de déqualification massive. »JCS
Irions-nous de déqualification en déqualification ? Hypothèse à tester.
Et puis les parasites accourent : « Les champs cultivés n’étaient pas seulement des espaces exigeant un travail intensif ; ils étaient aussi des milieux fragiles et vulnérables. »JCS
Et les virus (texte de 2017, faut-il le dire ?) : « Il est fort probable que les maladies dues à une concentration excessive de population, notamment les zoonoses, aient été en grande partie responsables du goulot d’étranglement démographique du début du néolithique. »JCS
Une civilisation fragile s’édifie : « Reposant sur un réseau de ressources alimentaires limité et sur un degré avancé de concentration, l’agriculture néolithique était en un sens beaucoup plus productive, mais aussi beaucoup plus fragile que la chasse et la cueillette, ou même que l’agriculture itinérante, qui alliait mobilité et diversité des aliments. »JCS
Le récit erroné, mais aussi très partiel, est à revoir : « Si la civilisation est considérée comme un accomplissement de l’Etat, et si la civilisation archaïque est synonyme de sédentarité, agriculture, domus, irrigation et urbanisation, alors il y a quelque chose de radicalement erroné dans la séquence historique telle qu’on la narre traditionnellement. Toutes ces réalisations humaines du Néolithique étaient en place bien avant l’émergence de quelque chose qui ressemble à un Etat en Mésopotamie. »JCS
Les céréales, une condition nécessaire de l’existence des états, mais non suffisante : « Il était fréquent à l’époque d’observer des populations agricoles sédentaires installées sur des sols alluviaux et pratiquant l’irrigation sans pour autant qu’apparaisse le moindre Etat. En revanche il n’existait alors aucun Etat qui ne s’appuyât sur une population pratiquant une agriculture alluvionnaire et céréalière. »JCS
Ce que fit un changement climatique, un autre le défera ? « Une explication convaincante de la transformation de cette population de cultivateurs en sujets d’un Etat est le changement climatique./…/ Le climat sec s’est révélé auxiliaire incontournable de l’Etat en mettant en quelque sorte à sa disposition un certain niveau de densité démographique et de concentration des cultures céréalières dans un espace étatique embryonnaire dont la constitution aurait été, à l’époque, impossible autrement. »JCS
De l’universalité du processus : « Il est frappant de constater que la base de subsistance de tous les premiers grands Etats agraires de l’antiquité – Mésopotamie, Egypte, vallée de l’Indus, fleuve Jaune – est partout à peu près la même. Ce sont tous des Etats céréaliers reposant sur le blé, l’orge, et, dans le cas du fleuve Jaune, le millet. »JCS
Le blé c’est l’argent, en argot, est-ce un hasard ? « Je crois que la clé du lien entre l’Etat et les céréales, c’est le fait que seules ces dernières peuvent servir de base à l’impôt, de par leur visibilité, leur divisibilité, leur « évaluablilité » , leur « stockabilité », leur transportabilité et leur « rationabilité ». »JCS
Un Etat, c’est avant tout des frontières, et celles qui suivent sont éloquentes : « Le territoire de l’Empire romain, malgré toutes ses ambitions expansionnistes, ne dépassait guère la frontière des cultures céréalières. »JCS
Les rapports entre centres urbains et forêts est au centre de l’ensemble de ces Traces : « Mais avec la croissance des centres urbains, et à mesure qu’augmentait la demande de bois d’œuvre, de chauffage et de cuisson absent des zones humides de Basse Mésopotamie, le processus de déforestation entra dans une nouvelle phase. C’est ce dont témoignent de nombreux indices de déforestation des régions du cours supérieur de l’Euphrate en amont de Mari au début du troisième millénaire av. JC,… »JCS
Les historiens classiques déplorent des prétendus âges sombres, mais ces périodes sans traces étaient-elles pour autant malheureuses ? : « Pourquoi déplorer l’effondrement dès lors que la situation décrite ne reflète le plus souvent que la décomposition d’un Etat complexe, fragile et généralement oppressif en de plus petits fragments ? »JCS
Et voici ce qui est au cœur du projet de Scott, et qui rejoint le nôtre : « Je souhaite contester le préjugé rarement analysé selon lequel la concentration de la population au cœur des centres étatiques constituerait une grande conquête de la civilisation, tandis que la décentralisation à travers des unités politiques de taille inférieure traduirait une rupture ou un échec politique. »JCS
La prochaine lecture nécessitera deux Traces : le livre de Graeber et Wengrow le méritant.