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Billet de blog 18 janvier 2025

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Trace 114-Histoire profonde 2

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La lecture de Vinciane Despret (T42) nous a montré l’ornithologie évoluant et abandonnant progressivement ses présupposés, liés à une projection de notre société patriarcale. De même, Elinor Ostrom (T55,65 et 66), ou Sarah Vanuxem (T21) ont, elles aussi, montré le caractère provisoire et local de la propriété privée, qui est toujours présentée comme une base intangible, universelle et éternelle.

Les recherches de David Graeber et Davis Wengrow, telles qu’exposées dans « Au commencement était… » (2021) ont le même effet, jouissif pour la pensée, de remettre en question une histoire officielle de l’humanité, avec une progression factice, entre la tribu primitive et nos sociétés modernes présentées comme une destination obligée, ainsi que les structures étatiques . Les auteurs ouvrent des possibles, avec gourmandise et légèreté, tout en s’appuyant sur les plus récentes découvertes archéologiques (c’est la profession de Wengrow) pour nous inviter à un voyage, et construire un raisonnement. Ils ne font pas mystère de leurs opinions, en entendant démonter quelques présupposés qui encombrent la pensée occidentale depuis le XVIIIème siècle. Ils ont résumé en 700 pages 10 ans de recherches et d’échanges. Résumer tout cela en 4 pages sera difficile…

Le ton est donné dès l’introduction : « Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résumaient pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entraîné l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. »DGDW

Cela passe par une redécouverte des intellectuels indigènes, injustement effacés selon eux de l’histoire de la pensée : « Réviser cette « critique indigène », ainsi que nous la nommerons, suppose de prendre au sérieux les contributions à la pensée sociale qui ne s’inscrivent pas dans le canon européen, notamment lorsqu’elles viennent de ces peuples autochtones que les philosophes occidentaux aiment à enfermer alternativement dans le rôle d’anges ou de démons de l’histoire. » DGDW

Rousseau et Hobbes sont ici renvoyés dos à dos… ainsi que Diamond et Fukuyama : « Selon Diamond et Fukuyama, aucun groupement humain un tant soit peu étendu et complexe ne saurait fonctionner sans divisions hiérarchiques…. Le plus incroyable, c’est que ces proclamations assénées avec tant d’assurance ne reposent sur aucune preuve scientifique. En effet, comme nous allons le découvrir, rien ne permet de penser que les petites communautés sont particulièrement enclines à l’égalitarisme, ni, inversement, que les plus grandes doivent fatalement avoir des rois, des présidents ou même des bureaucraties. » DGDW

Seuls des transfuges, volontaires ou pas, ont été à même de comparer les deux civilisations, et leur choix fut clair : « Pour déterminer si un mode de vie est effectivement préférable à un autre, on ne connaît qu’une seule méthode vraiment fiable : laisser les individus décider, c’est-à-dire leur permettre d’explorer les deux possibilités (vie moderne ou société tribale)… de nombreux individus se sont justement trouvés en position de prendre une telle décision, et aucun ou presque n’a fait le choix de la civilisation occidentale. Certains nous ont même laissé des exposés lucides et circonstanciés expliquant leurs raisons. » DGDW

Qu’est la sécurité, cette « préoccupation dominante pour les français dans leur choix de vote » ? : « La notion de sécurité peut recouvrir des réalités bien différentes. Il y a la sécurité de savoir que, statistiquement, vous avez moins de chances de recevoir une flèche en plein cœur. Et puis il y a celle de savoir que, si jamais cela vous arrive, vous serez entouré de personnes compatissantes./…/Pour le dire crûment, on sent bien que vivre parmi les indigènes était beaucoup moins barbant que de vivre en « Occident »… Le fait qu’il nous soit difficile de voir en quoi cet autre mode de vie pouvait être séduisant et passionnant en dit peut-être moins long sur ses caractéristiques que sur les limites de notre imagination.» DGDW

Là où Scott parlait de déqualification, Graeber parle d’extinction des imaginations, imaginations dont nous reparlerons bientôt avec Jean-Christophe Cavallin et son « Valet noir » (2021).

Sur l’origine des « Lumières », la proposition est hardie, et sans doute provocante : « Les philosophes européens furent subitement exposés aux civilisations chinoise et indienne, ainsi qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flot d’idées naquit ce qu’il est convenu désormais d’appeler les « Lumières » ». DGDW

Mais Montaigne, le  tout premier, ne fut-il pas  impressionné de sa rencontre avec les indiens ? « Le chapitre XXXI des Essais semble être le premier témoignage d’un intérêt pour le point de vue des indigènes américains. On y voit des visiteurs tupinambas remettre en question l’arbitraire de l’autorité royale et se demander pourquoi les sans-logis n’incendient pas les châteaux des riches. » DGDW

Nous avons déjà dit (T32) l’admiration de Graeber pour Pierre Clastres : « En nous rappelant que les sujets d’études anthropologiques sont dotés d’une conscience et d’une imagination qui n’ont rien à envier à celles des experts qui les observent, Pierre Clastres a fait plus que quiconque avant ou après lui pour tenter de réparer les dégâts. » DGDW

Richesses et surprises de l’archéologie : de quoi se nourrissaient les costauds de Stonehenge ? De noisettes : « Les cycles saisonniers d’agrégation et de dispersion font surgir une question : s’il y avait des rois et des reines à Stonehenge, de quelle sorte d’aristocrates s’agissait-il ? N’oublions pas que leurs cours et leurs royaumes n’existaient que quelques mois par an, après quoi ces nobles se fondaient dans les petites communautés qui partaient vivre de la récolte des noisettes et de l’élevage. » DGDW

Imaginer que notre Constitution puisse être saisonnière ne nous était pas venu à l’idée, non plus : « Que des peuples comme les Cheyennes, les Crows, les Assiniboines ou les Lakotas passent apparemment leur temps à bondir d’un extrême à l’autre du spectre politique, avec leur organisation hybride mi-clanique, mi-étatique, ébranlait les certitudes des néo-évolutionnistes. » DGDW

Les auteurs font allusion aux formes carnavalesques d’inversion des pouvoirs, comme pratiquées au moyen-âge : « Il est bien clair désormais que les plus anciennes traces de vie sociale ressemblent bien plus à un défilé de carnaval où paraderaient toutes les configurations politiques imaginables qu’aux mornes abstractions de la théorie évolutionniste. » DGDW

L’ensemble du livre est un vibrant appel pour l’imagination, et contre toute résignation :  « Nous n’avons aucune raison de considérer les Nuers ou les Inuits comme des fenêtres ouvertes sur notre passé ancestral. Ils sont des créations de l’âge moderne, tout comme nous. Mais ils exemplifient des possibles auxquels nous n’aurions jamais songé et prouvent qu’on peut les mettre en pratique, voire bâtir autour d’eux des sociétés et des systèmes de valeurs entiers. En un mot, ils nous rappellent que les êtres humains sont bien plus intéressants qu’on ne l’imagine souvent. » DGDW

Les auteurs rejoignent également une préoccupation de cette recherche, la nécessaire hospitalité , dont nous reparlerons très bientôt, Trace 115 : « Les Nuers semblaient accorder bien plus d’importance aux libertés réelles qu’aux libertés de pure forme. Le droit de voyager les intéressait moins que la possibilité concrète de le faire (c’est pourquoi la question se posait généralement en termes de devoir d’hospitalité à l’égard des étrangers). » DGDW

Que sont les libertés d’antan devenues ?: « Quitter les siens avec la certitude de trouver ailleurs un bon accueil, changer de structure sociale au gré des saisons, désobéir aux autorités sans que cela prête à conséquence : autant de libertés qui nous paraissent à peine concevables aujourd’hui, mais qui constituaient de simples donnés pour nos lointains  ancêtres. Les humains n’ont peut-être jamais connu d’innocence primordiale, mais ils semblent bien avoir été d’emblée résolument hostiles à l’idée de se laisser dicter leur conduite. Le moment  crucial à identifier ne serait plus celui de l’apparition des leaders, ni même des rois ou des reines, mais celui  à partir duquel nous avons été sommés de les prendre au sérieux. » DGDW

Et contre quoi les avons-nous échangées ? : « Souligner ce parallèle entre propriété privée et sacré, tous deux prioritairement des structures d’exclusion, permet de mieux comprendre ce que la pensée sociale européenne a d’étrange du point de vue historique : contrairement aux sociétés libres, nous avons fait de la qualité absolue, sacrée, de la propriété privée le paradigme de l’ensemble des droits et libertés humains. » DGDW

Alors que : « Dans de nombreuses sociétés, on estime que les véritables « propriétaires » des terres et d’autres ressources naturelles sont les dieux et les esprits. Les mortels ne sont que des squatteurs, des braconniers, ou au mieux, des gardiens. »DGDW

La suite au prochain numéro !

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