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Billet de blog 18 janvier 2025

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Trace 115-Histoire profonde 3

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un des mérites du livre de Graeber et Wengrow : « Au commencement était… » (2021), dans son exploration de l’histoire humaine est de réévaluer le rôle des femmes dans les inventions du néolithique, et de situer les sources de l’esclavage au domicile de tous : « Une autre évidence se fait jour : la domination commence à la maison. Si l’esclavage trouve son origine dans la guerre, il est d’abord et avant tout une institution domestique, où qu’on le rencontre. » DGDW

Jardinage, poterie, vannerie,… nous viennent des femmes, et les hommes se les sont appropriées : « Aussi loin que l’on remonte dans le passé, tous les témoignages révèlent des associations très fortes entre les femmes et les connaissances liées aux plantes. » DGDW

 Cet indispensable complément à l’anthropologie qu’est l’archéologie : « La recherche archéologique est venue bouleverser cette vision d’une agriculture débouchant sur la tyrannie. Aujourd’hui les spécialistes identifient entre  15 et 20 centres de domestication indépendants, dont beaucoup ont suivi des trajectoires très  différentes de celles des premiers creusets agricoles que sont la Chine, le Pérou, la Mésoamérique et la Mésopotamie. /…/Aucune de ces autres régions n’est passée directement de la production de nourriture à la production étatique. » DGDW

 En Amazonie : « Nous savons désormais qu’à l’aube de l’ère chrétienne, le paysage amazonien était déjà constellé de villes, de cultures en terrasses, de monuments et de routes, et ce, des montagnes péruviennes jusqu’aux Caraïbes./…/ Une partie au moins des premiers habitants d’Amazonie étaient parfaitement au courant de la possibilité de domestiquer les plantes, mais avait choisi de ne pas en faire le cœur de leur économie, préférant pratiquer une forme plus souple d’agroforesterie./…/ La version classique de l’histoire de l’humanité selon laquelle les vastes concentrations humaines auraient besoin d’ « échafaudages » sophistiqués pour pouvoir fonctionner  est fausse : Les découvertes archéologiques récentes renversent ces croyances populaires. Nous savons désormais que, dans certaines parties du monde, des villes se sont autogouvernées pendant plusieurs siècles sans le moindre temple ni palais, ceux-ci n’apparaissant que beaucoup plus tard, ou jamais./…/ Ceci permet d’envisager avec optimisme l’horizon des possibilités humaines. » DGDW

 En Ukraine, à Taljanky (-4500 av.JC), et autres mégasites ukrainiens : « Beaucoup d’habitations –plus de mille – à Taljanky. Il s’agit de maisons rectangulaires d’environ 5 m de large sur 10 m de long, en clayonnage et torchis, sur une charpente en bois et des fondations en pierre, avec un jardin attenant./…/ Les mégasites semblent avoir laissé une empreinte écologique étonnamment faible. » DGDW

Relevons le défi d’en faire autant désormais.

En Mésopotamie : « Contrairement à ce que pensait Jacobsen, les conseils de quartier et les assemblées d’anciens, qui représentaient les intérêts des publics urbains, n’étaient pas propres aux premières cités mésopotamiennes ; on en trouve des traces dans toutes les périodes ultérieures …/…/ En fait il est quasiment impossible de trouver une ville du Proche-Orient ancien qui n’ait pas eu son assemblée populaire ou un équivalent. » DGDW

Le message du livre pourrait être : point de fatalité ! : « Si la concentration de populations de plus en plus nombreuses en un même lieu élargit sensiblement l’éventail des possibilités sociales, elle ne prédétermine pas lesquelles d’entre elles finiront par se concrétiser. » DGDW

Au Mexique pré-colombien : Teotihuacan : « Les meilleurs spécialistes du site sont tous à peu près d’accord pour affirmer que Teotihuacan était sciemment ordonnée selon des principes égalitaires./…/ En fait, c’est toute la trajectoire politique de la ville qui semble avoir bifurqué. Au lieu de construire des palais et des quartiers pour les élites, les Teotihuacanais mirent en branle un incroyable programme de rénovation urbaine qui allait pourvoir en logements de qualité la quasi-totalité des habitants, indépendamment de leur opulence et de leur rang. » DGDW

 Et Tlaxcala : « Selon Cortès, la population de Tlaxcala et de ses dépendances rurales s’élevait à 150 000 âmes./…/« La constitution de cette république ressemble à celle de Venise, de Gênes et de Pise, parce qu’il n’y a point de chef qui soit revêtu de l’autorité supérieure. » Hernan Cortès 

Civilisation et Etat sont à bien distinguer : « Notre enquête a au moins permis d’établir une chose : « civilisation » et « Etat » ne sont pas des entités siamoises qui nous seraient tombées du ciel, un tout à prendre ou à laisser en bloc et pour l’éternité. Ces deux termes recouvrent des assemblages complexes d’éléments hétéroclites dont les origines sont bien distinctes et qui sont aujourd’hui en cours de dissociation. De ce point de vue, repenser les prémisses de l’évolution sociale, c’est repenser l’idée même de politique./…/ « Civilisation » dérive du latin civilis, un terme aux vertus de sagesse politique et d’entraide qui permettent aux sociétés de s’organiser sur la base de la coalition volontaire. Or ces vertus sont bien mieux représentées dans les ayllus andins ou les villages basques qu’à la cour inca ou chez les souverains Shang. Si l’on considère que c’est l’entraide, la coopération sociale, la participation citoyenne, l’hospitalité ou même simplement le souci de l’autre qui font la civilisation, alors son histoire reste presque intégralement à écrire. » DGDW

Graeber pose une hypothèse : « Les sociétés rencontrées par les colons européens et les idéaux exprimés par un philosophe comme Kandiaronk (chef indien du XVIIème siècle) doivent être compris en tant que produits d’une histoire politique particulière – une histoire pendant laquelle des sujets tels que le pouvoir héréditaire, la religion révélée, la liberté individuelle ou encore l’indépendance des femmes n’avaient jamais cessé d’être débattus, et dont la direction générale, en tout cas au cours des trois derniers siècles avant l’invasion européenne , était explicitement anti-autoritaire. » DGDW

Avant de retourner à celle du carnaval des ordres sociaux : « La majorité de nos ancêtres ne se contentaient pas d’imaginer des ordres sociaux différents ou de « jouer » à les instaurer plusieurs fois l’an ; ils les vivaient pour de bon et pour de longues périodes, passant régulièrement de l’un à l’autre. Quel contraste avec aujourd’hui, où nous avons tant de mal à envisager ne serait-ce que théoriquement des ordres économiques ou sociaux alternatifs !/…/ Si l’humanité a bel et bien fait fausse route à un moment donné de son histoire – et l’état du monde actuel en est une preuve éloquente -, c’est sans doute précisément en perdant la liberté d’inventer et de concrétiser d’autres modes d’existence sociale. » DGDW

Sur l’Etat : « Rien de tout cela (l’Etat comme constante historique) n’était inévitable. La preuve : cette configuration est en train de connaître une désagrégation accélérée. Tandis que prospèrent des bureaucraties planétaires auxquelles ne correspond ni principe de souveraineté globale, ni arène politique mondiale, la souveraineté des Etats subit les assauts d’une myriade d’acteurs… L’Etat moderne n’est ni plus ni moins qu’un amalgame d’éléments qui se sont réunis à un moment donné de l’histoire, et qui sont peut-être en train de se dissocier de nouveau aujourd’hui. » DGDW

On approche de la conclusion, où il sera question des libertés : « Tout au long de cet ouvrage, nous avons évoqué des formes élémentaires de liberté sociale qui peuvent être concrètement mises en pratique : 1) La liberté de partir s’installer ailleurs ; 2) la liberté d’ignorer les ordres donnés par d’autres ou d’y désobéir ; 3) la liberté de façonner des réalités sociales nouvelles…

Ces réalités ont été vécues, un peu partout, et pourtant  « peu de gens aujourd’hui sont capables de se représenter à quoi ressemblerait une société s’articulant autour de ces trois libertés élémentaires. » DGDW

Les remarques qui viennent résonnent avec celles d’Elea Giraud, dans Traces 62 : « L’anthropologue Franz Steiner se demandait notamment ce qui se produit lorsque les attentes qui sont au fondement de l’exercice de la première liberté s’érodent – les normes d’hospitalité, d’accueil, de courtoisie et de protection. Pourquoi cette évolution semble-t-elle si souvent précipiter l’installation d’un pouvoir arbitraire de certains sur d’autres ? » DGDW

Graeber et Wengrow concluent avec une vision de l’histoire comme une succession d’occasions manquées, et nous invitent ainsi à ne pas rater la prochaine ! : « D’une certaine manière nous voilà conduits à une conclusion encore plus tragique que celle du récit conventionnel qui voit dans la « civilisation » une chute inévitable de l’état de grâce. Car cela veut dire que nous aurions pu développer des conceptions totalement différentes du vivre ensemble ; que l’asservissement de masse, les génocides, les camps de prisonniers, le patriarcat ou même le salariat auraient pu ne jamais voir le jour. Mais il y a aussi une autre manière de voir les choses : les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui même sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent. » DGDW

Encensé, critiqué aussi, ce livre  apporte, et rapproche, un flot d’éléments, que seules d’autres recherches archéologiques, ou, mieux, la pratique politique, permettront de valider. Sur le droit, non pas de voyager, mais d’être accueilli, les prochaines Traces, sur l’hospitalité, reviendront.

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