Notre projet est bien une étude de faisabilité portant sur une Europe ouverte à tous, quoique soumise aux différents chocs climatiques et biologiques. Ce discours d’ouverture des frontières, aussi meurtrières soient-elles, comme nous venons de le voir, est rarement exposé. C’était néanmoins le cas, en 2015, dans la revue « Ethique publique » dont le volume 17 est intitulé « Penser l’ouverture des frontières » : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/1590 .
Nous puiserons deux contributions, parmi les dix présentes à ce numéro de la revue.
D’abord celle d’Antoine Pécoud, déjà rencontré Traces 61 et 73, montrant l’écueil intellectuel à penser l’ouverture des frontières. Puis nous retrouverons Filippo Furri et Alessandra Sciurba, exposant les tenants et aboutissants de la Charte de Lampedusa. Je leur laisse la parole :
LIBERTE DE CIRCULATION ET GOUVERNANCE MONDIALE DES MIGRATIONS - Antoine Pécoud
« Les migrations ont fait l’objet, depuis environ deux décennies, de débats croissants à l’échelon international. L’ONU et d’autres organisations intergouvernementales (OI). États et OI se distinguent par leur perception des conséquences des flux migratoires. Si, dans de nombreux pays, les débats politiques sur les migrations sont dominés par la volonté de limiter les flux migratoires et par un certain pessimisme quant à leurs effets (en termes de sécurité, de cohésion sociale ou encore de chômage), les débats internationaux sur les migrations se caractérisent au contraire par une tonalité pro-immigration. On y trouve la conviction que les migrations peuvent être bénéfiques, non seulement pour des pays occidentaux vieillissants et en déficit de main-d’œuvre, mais aussi pour des pays pauvres dont le développement pourrait être stimulé par leurs émigrants.
Pourquoi les OI, pourtant peu avares en objectifs généreux et progressistes, ne considèrent-elles pas que la liberté d’aller et venir de par le monde mérite, à tout le moins, d’être mentionnée comme une possibilité, voire comme un principe alternatif de gouvernement des migrations ?
Dès sa création en 1919, l’Organisation internationale du travail (OIT) recevait le mandat de renforcer la protection des droits des travailleurs migrants, notamment par l’élaboration d’instruments de droit international. Ces efforts se sont poursuivis tout au long du XX° siècle et ont culminé avec l’adoption, en 1990, de la Convention internationale des Nations Unies sur les droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille.
C’est ainsi qu’est né ce que j’appelle un « discours international sur les migrations » (DIM), qui se compose d’un ensemble de rapports produits par des instances internationales, dont le nombre s’est spectaculairement accru depuis le début des années 2000.
LA LIBRE CIRCULATION ET SON ABSENCE
LES RECITS POLITIQUES SONT INTERESSANTS POUR CE QU’ILS DISENT, MAIS AUSSI POUR CE QU’ILS OMETTENT. En balisant l’éventail des possibles, et en définissant la manière dont il convient d’améliorer les politiques migratoires, le DIM écarte par la même occasion un ensemble de pistes alternatives.
C’est ainsi que la libre circulation n’apparaît jamais dans le DIM, ni comme une politique migratoire possible, ni comme un idéal de long terme. On comprend certes qu’il puisse être délicat, pour des instances intergouvernementales, de soulever un point aussi controversé…. Mais l’absence de référence à la libre circulation aboutit à une situation où celle-ci n’est même pas explicitement rejetée, si bien qu’il est difficile de comprendre les raisons qui motivent le DIM à ne pas la considérer.
LA LIBRE CIRCULATION APPARAIT DONC COMME UN IMPENSE DU DIM, au sens où celui-ci ne formule aucune position sur le sujet. Le DIM fait comme si la question ne se posait même pas, ce qui lui permet de se dispenser d’y réfléchir. Il existe pourtant un certain nombre de raisons qui font de la libre circulation une question pertinente et militeraient donc pour que le DIM s’en saisisse. J’en mentionnerais cinq.
- Il y a d’abord la question de l’asymétrie entre émigration et immigration.
DEUX. Si la libre circulation est un tabou à l’échelon international, ce n’est pas le cas sur le plan régional. Plusieurs organisations régionales l’ont instaurée entre leurs États membres, ou tentent de le faire.
TROIS. La liberté de circuler fait l’objet de débats intellectuels et universitaires qui, s’ils n’ont pas débouché sur un consensus, n’en fournissent pas moins des arguments à la fois éthiques et socioéconomiques dignes d’être pris en considération. La notion d’un « droit à la mobilité » a par exemple été proposée par Wihtol de Wenden.
QUATRE. Les discours produits par les instances internationales se caractérisent souvent par des objectifs démesurément ambitieux…Il peut donc paraître étonnant que, lorsqu’ils abordent la question des politiques migratoires, ces discours internationaux ne mentionnent jamais la libre circulation – même pas comme un idéal certes inatteignable mais tout de même moralement ou politiquement souhaitable.
CINQ. Finalement, cette timidité est d’autant plus frappante que le DIM utilise régulièrement un vocabulaire a priori compatible avec la liberté de circulation, et qu’il semble même parfois sur le point de reconnaître la pertinence de ce projet. Si le DIM se « bloque » lorsqu’il se rapproche de la libre circulation, c’est parce que ce thème heurte la manière dont il pense les migrations, et en particulier deux de ses caractéristiques fondamentales – utilitarisme et sédentarisme – qui rendent impossible de concevoir la migration comme un choix autonome relevant d’une liberté fondamentale.
UTILITARISME
Le plaidoyer du DIM en faveur des migrations repose sur des arguments de nature simultanément idéaliste et utilitariste. D’un côté, les migrations relèvent de la liberté des personnes et de leur souhait légitime de chercher ailleurs de meilleures perspectives; le DIM considère les migrations comme un phénomène normal, qui a toujours existé et qui est particulièrement d’actualité dans un contexte de mondialisation… Mais le DIM n’en a pas moins une idée précise de la manière dont les migrations devraient s’organiser.
Cet utilitarisme s’inscrit dans un contexte politique et économique spécifique. Selon Gérard Boucher (2008), le DIM serait fondé sur un credo néolibéral, selon lequel c’est aux migrants eux-mêmes (et non aux gouvernements) d’améliorer leur propre situation et celle de leur pays d’origine.
D’une façon qui rappelle les critiques adressées au libre-échange, cette gouvernance des migrations refléterait (et perpétuerait) un capitalisme mondial déséquilibré où l’ouverture n’est tolérée que si elle profite aux économies développées, et où les coûts humains et sociaux sont essentiellement supportés par les pays moins développés.
SEDENTARISME
Le second biais qui caractérise le DIM est son sédentarisme, selon lequel les êtres humains sont avant tout les membres de leur communauté nationale; dans cette perspective, la mobilité demeure une anomalie qui peut être tolérée, voire encouragée dans certains cas, et à certaines fins, mais ne saurait remettre en cause le lien qui unit les États à leurs citoyens.
Pour le DIM, c’est un dilemme : s’il s’inscrit dans ce paradigme immobiliste, il doit admettre que son objet a vocation à disparaître et que l’objectif d’une « bonne » politique migratoire serait un monde sans migrations.
Il est donc impossible pour le DIM de considérer la libre circulation; la seule évocation de ce scénario suffit à ébranler le fragile équilibre qu’il construit entre État, souveraineté, développement et migrations. Il s’ensuit une tonalité fortement normative, centrée sur la fidélité politique des migrants à l’égard de leur État et leur obligation morale de contribuer à son développement.
CONCLUSION : GOUVERNANCE ET CONTROLE
En tant que discours d’apparence critique, le DIM appelle cependant une critique de la critique, qui dévoile ses impensés et qui, surtout, (re)fait de la libre circulation un idéal alternatif permettant de penser différemment les politiques migratoires. » Antoine Pécoud
Comment sortir de ce silence ? C’est le but de la Charte de Lampedusa : https://www.old.uclg.org/sites/default/files/lampedusa-_carta-fr_2_0.pdf
AU-DELA DE LA FRONTIERE : LA CHARTE DE LAMPEDUSA, UN EXEMPLE DE REECRITURE DES DROITS CONTRE LA LOGIQUE DE L’ENFERMEMENT, Alessandra Sciurba et Filippo Furri
« Le présent article se propose de problématiser la notion de la frontière, en se penchant sur le cas de Lampedusa qui est devenu un lieu symbolisant la frontière. À partir de l’élaboration de la Charte de Lampedusa, nous analysons les bouleversements politiques et géopolitiques qui ont suivi son écriture, en parallèle avec les évolutions des dispositifs militaires et humanitaires de création, de gestion et de contrôle des frontières dans la zone euro-méditerranéenne.
Les potentialités et les limites de la Charte seront évaluées à la lumière de sa capacité à représenter un cadre de référence et une vision alternative au modèle politique, économique, social et culturel prédominant en Europe. Il s’agit, selon nous, d’un modèle qui nécessite d’être déstructuré. Dans cette déstructuration, la remise en question radicale des frontières internes et externes des nations et des réalités régionales telles que l’Union européenne (UE) représente un élément central, à la fois symbolique et concret.
Les frontières européennes sont à la fois fermées pour les migrants (en tant que possibles sujets des droits), et extrêmement poreuses pour leur insertion dans un marché du travail de plus en plus dérégulé. Ces conditions ne sont pas celles à partir desquelles il sera possible de repenser et de construire une communauté européenne conçue de façon inclusive et ouverte…
La Charte de Lampedusa, qui a été signée à Lampedusa le 2 février 2014 par des centaines de personnes, membres d’associations, militants, chercheurs, « citoyens » et « migrants », représente un moment central d’un parcours collectif de travail et de recherche, mais également de critique et d’engagement, vis-à-vis du fonctionnement du dispositif frontalier.
Bouleverser l’image de Lampedusa en tant qu’île frontière et penser à partir de là l’ouverture des frontières signifiait, pour les personnes qui se sont réunies sur l’île pour rédiger la Charte, remettre en question le système social, politique et économique mondial, qui produit et démultiplie les frontières, considérées comme élément symbolique de séparation et de discrimination.
« La Charte de Lampedusa affirme la liberté de circulation de toutes et tous ». Par rapport à l’explicitation des inégalités flagrantes et des injustices perpétrées partout dans le monde, elle articule une dimension utopique, un objectif, en engageant à entreprendre un parcours collectif visant à sa concrétisation.
NOUVELLES MIGRATIONS, NOUVEAUX DEFIS.LA SITUATION CONTEMPORAINE
MIGRATIONS, CRISE ECONOMIQUE ET GUERRES
La particularité du contexte économique et géopolitique contemporain repose sur au moins deux facteurs spécifiques : d’une part, la crise économique qui frappe la plupart des pays économiquement plus développés et les rend, de fait, de moins en moins attirants pour la construction de projets de vie. D’autre part, la diffusion de conflits asymétriques et de nouvelles formes de guerres.
Certains partis politiques italiens et européens ont allégué que l’opération Mare Nostrum aurait augmenté le nombre de personnes partant d’Afrique, et serait directement responsable de la mort de migrants qui n’ont pu être interceptés à temps. Cette allégation est sans fondement. Soulignons ici la valeur inestimable des quelque 100 000 vies sauvées par les bateaux de la Marine militaire italienne en 2014.
L’humanitaire, ce droit international, censé protéger les civils dans des situations de conflit, devient pour les réfugiés le seul horizon d’existence et de reconnaissance.
La coïncidence entre la fin de Mare Nostrum et le lancement de Mos Maiorum, l’opération de police européenne qui s’est déroulée du 13 au 26 octobre 2014 est emblématique. De «naufragés à sauver » les réfugiés deviennent des « personnes à contrôler », « même par l’usage de la force » si nécessaire, comme le souligne la directive du ministère de l’Intérieur italien
Un autre objectif des politiques migratoires européennes est de mettre en place un système d’externalisation des frontières et celle des procédures d’asile, qui se concrétise en partie par une série d’accords bilatéraux.
De même, la pression de l’Italie et d’autres États membres de l’UE sur la Libye, pour qu’elle signe la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, trahit l’angoisse humanitaire de bâtir des conditions purement formelles tout en prétendant respecter un droit que l’on veut en fait effacer.
À l’exception du « No border train », organisé au nom de la Charte et parti de Milan le 21juin 2014, qui a permis à des dizaines de réfugiés de franchir ouvertement la frontière entre l’Italie et la Suisse sans être obligés de recourir à des trafiquants, la Charte de Lampedusa n’a pas suscité d’initiatives politiques, sociales, culturelles en Italie ou ailleurs en Europe.
Il ne suffit pas, malheureusement, d’élaborer une charte, pour qu’elle commence à se mettre en acte « dans toutes les pratiques de luttes politique, sociale et culturelle ».
Pour comprendre, entre autres, la portée des terribles actes terroristes perpétrés à Paris en janvier 2015, et pour imaginer une lutte contre toute violence et tout fanatisme, il faut prendre en compte la réalité de sociétés dans lesquelles des frontières invisibles séparent les gens et créent la méfiance, tout en enracinant la haine et à la violence intolérante.
La Charte affirme une vision des droits de l’homme qui va beaucoup plus loin que la simple proclamation du droit à la survie, et les libère non seulement de leur tradition forclusive, mais aussi du piège de leur réduction à une protection purement humanitaire telle qu’incarnée dans les principes et les pratiques des opérations militaires-humanitaires en Méditerranée.
Le devenir du projet européen et de ses valeurs démocratiques dépend des réponses que les États membres de l’Union décideront de donner aux migrants au niveau de la protection de leurs droits. La Charte de Lampedusa met en lumière ce défi contemporain. » ASFF
On mesure ici combien nous avons intellectuellement régressé sur ce plan depuis 2015, sans parler de 1999, où sortait « Pour une internationale du genre humain », de Raoul Vaneigem. Ce sera notre prochaine lecture, après un passage obligé par le « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations « (1967), de la même plume vive.