Nous avons laissé les villes pour écouter les forêts parler avec Gaston Roupnel. Car il a su les écouter, et leur donner dans ses textes la place de sujet, celle que leur refusent, et la science, et la société.
Roupnel s’alarmait de voir les forêts croître, depuis 1850 jusqu’aux années 1920 d’écriture de son livre. C’était là l’effet d’une désaffection du bois d’œuvre, et déjà un peu de l’exode rural.
Aujourd’hui nous nous réjouissons de l’ampleur encore accrue de l’extension des surfaces boisées, mais c’est ici s’aveugler en ne considérant que des chiffres :
Le constat que fait Gaspard d’Allens dans « Main basse sur nos forêts » (2019) est tout autre: c’est celui d’une « main basse » du capitalisme le plus débridé sur les forêts:
Laurent Denormandie, technocrate cité dans le livre, prononce en 2011 : « nous devons impérativement adapter la forêt française aux besoins du marché…».
Cette phrase pourrait sembler ridicule : le rire, selon Bergson, naît bien de cela: plaquer du mécanique sur du vivant. Car, comment adapter un ensemble aussi riche, aussi énorme, aussi divers, aussi lent à évoluer, mais surtout un ensemble vivant, à une doctrine, l’adoration du veau d’or, la même qui fait transvaser fiévreusement à travers le monde des flots monétaires immenses en quelques milli-secondes?
Pourtant, hélas, tout y est : D’Allens relève dans son enquête très complète la monoculture, la mort des bûcherons, puis celle des scieries, les labels décernés à tout-va, les traitements de forêts entières au glyphosate, tout cela occasionnant dégâts humains (on pense notamment aux nombreux suicides à l’Office National des Forêts) mais aussi écologiques, énormes.
Cette vision uniquement quantitative n’a aucun sens dans un domaine où la qualité des bois, qu’il s’agisse de bois de structure (mon métier), ou pour la menuiserie, l’ébénisterie, … est primordiale.
Elle est aussi contreproductive, car malgré les efforts pour encourager l’usage des bois locaux, la filière bois est fortement déficitaire. L’usage des bois locaux est ma ligne de conduite depuis 30 ans, l’un des derniers exemples, avec Atelier NAO, étant la halle de Lamure sur Azergues…
Philippe Descola, dans sa conférence inaugurale du colloque : « Comment penser l’anthropocène ? » au Collège de France situe ainsi l’appropriation : « Grosso modo depuis le début du mouvement des enclosures en Angleterre à la fin du Moyen Âge, l’Europe d’abord, le reste du monde ensuite n’ont cessé de transformer en marchandises aliénables et appropriées de façon privative une part toujours croissante de notre milieu de vie : pâturages, terres arables et forêts, sources d’énergie, eaux, sous-sol, ressources génétiques, savoirs et techniques autochtones. » Esprit (2015).
La forêt est, dans l’antiquité, considérée comme « res nullus », n’appartenant à personne, puis accaparée par les féodaux d’abord, les bourgeois ensuite, enfin les multinationales.
La répression contre qui regimbe est féroce, depuis le « bloody code » du XVIIème siècle en Angleterre, la criminalisation des ramasseurs de myrtilles dénoncée par Marx , des voleurs de cerises des enluminures moyenâgeuses jusqu’à l’Arbre aux sabots, d’Ermanno Olmi dans la région de Bergamo, en passant par les « Demoiselles », ces milliers de paysans chassés de leur forêts d’Ariège vers 1830, révoltés, et qui sont cités par d’Allens :
« Nous ne sommes plus les maîtres de nos montagnes. Les arbres ne font plus partie de notre famille. Nous n’allons vers eux qu’en tremblant. Comme des voleurs. »
Le mot de « famille » n’est pas neutre : les indiens Achuar étudiés par Descola pourraient employer le même. Car acheter une forêt est une chose. Faire partie de la forêt en est une autre.
Rétablir cette notion de commun ne conduirait pas automatiquement à un usage effréné : comme le rappelle Descola : « …comme les ethnologues qui s’intéressent aux droits d’usage collectifs dans les économies précapitalistes le savent depuis longtemps, et comme Elinor Ostrom l’a ensuite brillamment montré, l’accès aux biens communs est toujours réglé par des principes localement contraignants qui visent à protéger la ressource au profit de tous. Le problème des biens communs n’est pas la propriété commune, c’est la définition des droits d’usage de cette propriété commune. » op.cité.
D’Allens poursuit en citant les expériences de ceux qui se nomment « paysans forestiers », et leurs propres paroles : « On est paysan forestier dans le sens où l’on fait vivre un pays, on le cultive, on travaille dans la forêt, on s’y chauffe, on s’y nourrit, nous avons des relations avec ce milieu. » et plus loin : « Si l’on veut modifier notre rapport avec la forêt, il faut l’habiter. » Arne Naess, dans « Vers l’écologie profonde » (1992) explique : «…les gens autour de la forêt ne communiquent pas seulement entre eux, mais aussi avec la forêt. Ils vont dans les bois et, par conséquent, ont à portée de main une part plus riche de la réalité. Plus il y a de gens qui possèdent cela et parviennent à formuler ce qu’ils possèdent et à souligner le caractère destructeur de ce que ce technocrate a en tête, mieux c’est. » Habiter la forêt, donc.
Mieux encore que n’a pu le faire Thoreau, dans son « Walden, ou la vie dans les bois », le récit recueilli par Vassili Peskov, « Ermites dans la taïga » (1992), en est un exemple frappant : une famille est restée isolée de 1938 à 1978, sans aucun lien avec la « civilisation » : « Lors de la cueillette des pommes de cèdre, l'ours suivait les ramasseurs à la trace tout en esquivant leurs regards, pour recueillir les fruits oubliés. "Nous lui laissions des pommes exprès, affamé comme il était, en quête de graisse pour l'hiver." »
Descola conclut ainsi sa conférence : « Ce que permet l’anthropologie, en revanche, c’est d’apporter la preuve que d’autres manières d’habiter le monde sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis, montrer donc que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin d’édifier au plus tôt une véritable maison commune, avant que l’ancienne ne s’écroule sous l’effet de la dévastation désinvolte auquel certains humains l’ont soumise. »
Une des clés, peut-être, est livrée par un des charpentiers de Copeaux Cabana, interrogé par d’Allens : « Le bois n’est pas une matière première industrielle et uniforme, c’est à nous de nous adapter à ses défauts,… ». Ce qui est, cela va sans dire, la démarche exactement opposée à celle du technocrate cité plus haut… Le bois, la moins mauvaise des solutions pour construire, comme la démocratie le moins mauvais système ? Retournons en ville pour la retrouver, naissante, au XIème siècle.