Deux livres pour penser hospitalité : « Hospitalité – séminaire 1995-1996 » de Jacques Derrida (qui vient d’être publié en novembre 2021), puis « L’étranger qui vient – repenser l’hospitalité » de Michel Agier (2018).
Commençons par Derrida : le choix du thème de ce séminaire n’est pas sans rapport avec l’actualité du temps : cette année-là 300 Africains sont chassés, violemment, d’une église parisienne à l’autre. Suivons le parcours des 9 séances tel qu’il l’a pensé :
D’abord ce point essentiel, celui du droit : « Kant, en soulignant qu’il s’agit là de droit et non de philanthropie ne veut pas dire que le droit à l’hospitalité est anhumain ou inhumain, mais qu’il ne relève pas, en tant que droit, de l’amour des hommes comme mobile sentimental. L’hospitalité universelle relève d’une obligation, d’un droit et d’un devoir réglés par la loi. »JD
« Vers la paix perpétuelle » (1795) tient lieu de premier point d’appui : « La communauté, s’étant de manière générale répandue parmi les peuples de la terre, est arrivée à un point tel que l’atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous…Le droit à l’hospitalité est la condition absolue de la paix perpétuelle, dont il faut se rapprocher constamment. » EK
Puis il sera question de définir l’hospitalité, avec Benveniste : « Le premier pas vers le seuil concerne donc le lien étrange, dans sa figure étymologico-institutionnelle, entre l’hospitalité offerte, la maîtrise du pouvoir et l’ipséité même, l’être soi-même, l’identité même comme identité à soi-même. »JD
Remontant à l’étymologie même de l’éthique : « Car toute éthique est sans doute éthique de l’hospitalité, ne serait-ce que dans la mesure où ethos signifie d’abord la demeure, le séjour habituel, la manière d’être comme manière d’habiter, donc la condition de l’hospitalité, aucun séjour, aucune demeure, aucune halte ne sont possibles sans l’ouverture de l’hospitalité ; les lois de l’éthique sont toujours des lois de l’hospitalité. »
D’où l’adresse aux puissants d’alors : « Etre puissant, avoir le pouvoir, être maitre ou maîtresse chez soi, être chez soi, être soi dans son ipséité, être ou avoir son propre possible, c’est être capable d’hospitalité. »
La référence à l’absolu kantien perdure au long des 9 séances : « Quand on renvoie en Algérie un immigré dit « clandestin »dont on peut savoir que son retour risque de lui coûter la vie, eh bien, en termes kantiens, on n’a pas le droit de le renvoyer. »
Derrida pose, en connaissance de cause, un absolu : « L’hospitalité peut-être impossible à laquelle je mesure ici cette hospitalité de droit est une hospitalité infinie, renonçant, devant la singularité du tout autre reçu, à toute prérogative… » JD
En question, l’Etat-nation, et ses évolutions :« Nous devrions distinguer deux courants, dans ce maelstrom :
1-Celui qui agite, à l’intérieur du droit et de l’état donné des Etats, … les frontières et donc le statut des étrangers/…/ D’un côté il y a de plus en plus d’étrangers, par exemple dans l’ex-Yougoslavie, et d’autre part on apprend aux étrangers d’hier, les Européens, qu’ils deviennent des concitoyens….La circulation de ces nouveaux concitoyens ne se libère à l’intérieur de l’économie européenne que dans la mesure où elle a tendance à se fermer à tous les étrangers non-européens, et à certains plus qu’à d’autres évidemment.
2- Le second courant du même maelstrom porte à l’extérieur …il répond à ce qui fait craquer le sens courant, le sens strict, la stricture du sens dans lequel on maintient les mots « étranger » et « hospitalité ». » JD
L’Etat, son impuissance, et sa fébrilité, questionnent : « Le sens débordant et parasitaire vient du dedans disloquer le sens étroit, strict et contrôlable, déterminable, décidable, créant des types de conflits, appelant des types de décisions pour lesquelles les structures juridico-étatiques établies n’ont plus de compétence effective, des conflits qu’elles ne sont plus à-même de traiter. »JD
Recourir à la tradition grecque, certes, mais : «Comment la sémantique de Sophocle, par exemple, aurait-elle résisté dans un espace public structuré par le téléphone, le fax, l’e-mail et l’internet, tous ces autres dispositifs prothétiques de télévision et d’aveuglement téléphonique ? »JD
(Il sera question de ces prothèses Trace 120)
« En tout cas, c’est bien une fois de plus la frontière entre le public et le non-public, entre l’espace public ou politique et le chez soi individuel ou familial, c’est cette frontière qui se trouve dérangée… Partout où le « chez-soi » est violé, partout en tout cas où ce viol est ressenti, on peut prévoir une réaction privatisante, voire familialiste, voire ethnocentrique et nationaliste … » JD
En effet !
La contradiction que pointera Agier est bien perçue ici par Derrida : « Il y a antinomie, antinomie insoluble, antinomie non dialectisable entre La loi de l’hospitalité comme loi inconditionnelle de l’hospitalité inconditionnelle et les lois de l’hospitalité, les droits et les devoirs toujours conditionnés et conditionnels de l’hospitalité, tels que les définit la tradition gréco-latine… Les deux régimes sont à la fois contradictoires, antinomiques et inséparables, s’impliquant et s’excluant l’un l’autre. »JD
Il faudra se souvenir de ce précepte de non-enrichissement : « L’hospitalité la plus exigeante, telle que nous essayons de la formuler ici… ne doit pas faire la moindre référence à quelque enrichissement que ce soit. Je ne dois pas accueillir l’étranger parce que sa présence, sa culture, et même son étrangèreté m’enrichissent…Cette hospitalité inconditionnelle, dont nous parlons ici, doit être non seulement désarmée, mais insouciante, insoucieuse de son propre enrichissement. »JD
Et savoir aussi jusqu’où accepter l’autre : « Accueillir l’autre, c’est l’accueillir aussi, sinon comme dieu, du moins comme quelqu’un qui est théophore, si l’on peut dire, qui porte du divin avec soi… »JD
Nous voilà au cœur de la réflexion développée par Derrida en 1996 : « Qu’est-ce qu’il faut faire, qu’est-ce qu’il faut penser… pour que, dans les conditions qui sont celles de l’évolution de l’Etat, de la nation, des frontières, du droit international, faire droit à cette injonction de l’hospitalité absolue ? Voilà en gros ce qui serait l’horizon de ce séminaire. »JD
Le Covid donne aux paroles suivantes un air de prophétie : « A-t-on le droit d’expulser des étrangers porteurs du virus (du SIDA), sous prétexte qu’ils peuvent nous contaminer, et en sachant ... qu’ils seront moins bien traités chez eux ?... Ce que l’on a appelé « purification ethnique » ces dernières années relève bien évidemment de cette pulsion phobique ou xénophobique comme expulsion de l’im-propre en tant qu’il est appréhendé comme impur, donc sale, contaminant, contagieux, … D’où toute la dimension immunologique que j’ai évoquée … » JD
Nous avons déjà vu (T73 et 74) que les Conventions courent après les réalités, sans les anticiper comme il devrait : « La convention de Genève de 1951, qui obligea la France à élargir son droit d’asile, ne visait elle-même que « les évènements d’Europe antérieurs à 1951 » C’est seulement à la fin des années 60, …que le champ, les lieux et les dates définies par la Convention de Genève se sont trouvés élargis par un certain protocole ajouté à cette Convention à New-York en 1967. » JD
Et combien la notion de réfugié climatique est floue, ainsi que toute distinction prétendant trier entre malheur et malheur : « La distinction entre réfugié politique et économique n’est pas seulement abstraite et inconsistante, elle est hypocrite et perverse, elle permet à la limite de ne jamais accorder d’asile politique, de ne jamais donc, appliquer la loi. » JD
Le Parlement des Ecrivains auquel appartenait Derrida a créé, pour quelques écrivains, la notion de ville-refuge : « Puisqu’on parle de villes-refuges, ça veut dire qu’on attend de la souveraineté des villes aujourd’hui ce qu’on ne peut plus attendre de la souveraineté des Etats. » JD
Avec au fond, ce rêve « insensé » : « La souveraineté étatique ne peut plus, et, je dirais, ne devrait plus être l’horizon ultime des villes refuges. Ce que je dis ici peut paraître insensé : il s’agit de penser des villes sans Etats, et pourtant des villes qui ne se comporteraient pas comme des Etats. » JD
Ici c’est pire : nous voulons les construire de toutes pièces, ces villes refuges … tant qu’à rêver, après tout !
La question de Derrida est notre préoccupation, aujourd’hui : « Est-ce que la Ville, un droit des villes, une nouvelle souveraineté des villes, ouvrirait ici un espace original que le droit international, inter-Etat-national, a échoué à ouvrir, qu’un droit cosmopolitique au sens où nous parlons a échoué à ouvrir ? » JD
Et voilà le programme de ces Traces, clairement défini : « Tel pourrait être donc l’espace de notre tâche, une tâche théorique, et, indissociablement, une mise en œuvre pratico-politique. » JD
Oui, pratique, de la boue au mur, de la branche au toit… Nous verrons comment Agier considère les rêveries de Derrida , que je partage quant à moi : « Tais-toi donc, grand Jacques » J. Brel.