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Billet de blog 19 janvier 2025

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Trace 117-Hospitalité 2

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Plus de 20 ans après Jacques Derrida, « L’étranger qui vient – repenser l’hospitalité » de Michel Agier (2018), vient apporter un contrepoint, voire une critique.

Comme Derrida, Agier cherche d’abord à définir : « L’hospitalité est le moment où un seul geste peut faire de l’étranger un hôte, sans jamais qu’il cesse tout à fait d’être étranger et donc de porter en lui la trace de l’intrus./…/ Aussi limité soit-il dans le temps et dans l’espace, cet espace-temps de l’hospitalité est précieux pour décider de la relation qui la prolongera. »MA

Puis à contextualiser, fort justement : « L’hospitalité est une épreuve. Il s’agit de ne pas faire comme si l’étranger n’en était pas un « en effaçant sur le seuil son étrangeté »… C’est un ensemble de paradoxes, de tensions et d’ambigüités que révèlent les gestes et les mobilisations qui se répandent en Europe au nom de l’hospitalité face à ce qui a été appelé la « crise migratoire » et que j’identifie, plus fondamentalement, comme une crise des Etats-Nations face aux défis de la mobilité. »MA

Le basculement observé par Illich dans ce qui relevait de la solidarité, et qui s’institutionnalisant, peu à peu disparaît, s’observe ici aussi : «Toute l’histoire de l’hospitalité montre que, progressivement, la prise en charge –familiale, communautaire, communale- des fonctions de l’hospitalité s’est éloignée de la société pour être déléguée et en même temps diluée dans les charges de l’Etat. »MA

Vient l’écart avec Derrida : « Il nous faudra commencer par une critique de l’idée d’ «hospitalité inconditionnelle » lancée notamment par Jacques Derrida au milieu des années 1990. Non que je ne reconnaisse pas la grandeur et la force de ce qu’exprime, dans les débats publics, cette injonction puissante, mais les conditions dans lesquelles cette loi « inconditionnelle » est énoncée, et ce qu’elle fait aux sociétés hôtes comme aux personnes accueillies, demandent à être précisées. »MA

Certes l’hospitalité absolue dont parlait Derrida est fort difficile à mette en oeuvre : « Pour penser contre les politiques migratoires européennes contemporaines de sa réflexion, dans les années 1990, Jacques Derrida a trouvé son inspiration dans la tradition de la Grèce antique, qui lui a permis de fonder et rappeler le devoir d’hospitalité – absolue, pure ou infinie – à l’égard de l’autre – également absolu, inconnu, anonyme.…».MA

Mais c’est ce que pointait lui-même Derrida, opposant La LOI de l’Hospitalité, aux lois de l’hospitalité. Et certes, l’idée du réseau de villes-refuges, lancée il y a plus de 25 ans, n’a pas abouti pleinement, mais est-ce par excès d’idéalisme de Derrida ? « L’argumentation que Jacques Derrida développe dans le milieu des années 1990 s’inscrit dans un ensemble de recherches et d’essais … qui donnera lieu à la fondation du réseau des villes-refuges, ayant pour objectif d’accueillir des écrivains, des artistes ou des intellectuels persécutés dans leur pays. … Le problème du philosophe, bien souvent, est de dire l’éthique sans s’occuper de la vie réelle alors que, précisément, l’éthique désigne le quotidien des choix difficiles que chacun est amené à faire. » MA

La pratique quotidienne de l’hospitalité, à entendre le témoignage de ceux qui l’ont pratiquée (je pense aux récits entendus à Saorge en 2018 lors du Festival des Passeurs d’Humanité), n’est pas toujours aisée : « Comme le montre la sociologue Anne Gotman à partir d’enquêtes collectives qu’elle a coordonnées en France dans les années 1990, l’hospitalité a un début et une fin, c’est un temps et un espace d’attente, une condition provisoire./…/ L’hospitalité est le début d’un « enchaînement d’obligations », dit encore Anne Gotman, qui remarque qu’il y a bien de l’asymétrie dans la relation d’hospitalité, et non de l’égalité/…/Cette asymétrie instaure un échange, et l’hospitalité inaugure un cycle de dons et de contre-dons, délimité par un début et une fin. » MA

L’hospitalité « publique » montre vite ses limites, liées à celles de toute institution : « Historiquement, l’hospitalité dite « publique » remonte aux villes du Moyen Age avec la fondation des hospices et le développement des œuvres religieuses. Certains auteurs considèrent ces institutions comme les origines historiques de l’action humanitaire. Mais elles sont aussi le lieu du premier contrôle politique sur les indigents. Le rôle de pourvoyeur d’hospitalité est délégué à l’Eglise et, progressivement, aux institutions publiques. Dès lors, nous sortons du rapport fondamentalement anthropologique du don et du contre-don, lequel a institué l’hospitalité comme forme de l’échange. » MA

Car le destin contreproductif de toute institution, selon Illich, est inévitable : « Si nous faisons un long travelling historique, nous voyons comment aux XIXème et au XXème siècles, l’hospitalité publique devient affaire d’Etat et disparaît en même temps ; elle est remplacée par les droits de l’asile et du réfugié. » MA

Comment dès lors répondre ? « Pourtant l’hospitalité est toujours là, sous la forme d’une idée, d’un mot, d’une trace archaïque ou exotique, mais aussi de pratiques individuelles ou collectives qui véhiculent une critique des politiques publiques marquées par les craintes et les réticences à l’égard de l’accueil de certains étrangers, pour en envisager une alternative. » MA

Avec quel engagement important ? « Loin des pratiques rituelles, domestiques et ordonnées de l’hospitalité qui jouent pour l’anthropologie un rôle essentiel dans la compréhension de l’échange social, les gestes contemporains de l’hospitalité sont explicitement « volontaristes » et assumés comme des engagements personnels, accompagnés de justifications relatives à la carence de l’Etat, à la « honte » ou à l’indignation qu’elle provoque…Dans l’hospitalité d’aujourd’hui, c’est donc une relation à trois qui se met en œuvre : les migrants, notre Etat et nous. Mais elle se poursuit comme une interaction de face à face à laquelle notre système social, et notamment familial, n’est pas ou plus vraiment préparé./…/L’hospitalité dans ces conditions est une épreuve, elle demande une mobilisation individuelle et collective importante… » MA

Et sans éviter le découragement ?: « A la saturation, s’ajoute la disproportion : chaque hébergement solidaire est une goutte d’eau dans l’océan de la précarité globale des migrations, et la pratique de l’hospitalité privée s’avère souvent ambiguë, difficile et problématique pour les accueillants comme pour les accueillis. » MA

La réponse tombe : « Répondre efficacement à la place prise par les migrations dans le monde, à leur pérennisation et à leur amplification suppose de mobiliser bien plus que l’hospitalité privée. » MA

On retrouve les « Villes accueillantes », et les expériences comme celle de Riace (T80) : « En France, création d’une « Association nationale des villes accueillantes »./…/ En Italie, la stratégie de l’accueil diffus du système de protection pour demandeurs d’asile et exilés (SPRAR) favorise les cadres locaux d’hospitalité. /…/ Confrontées à l’arrivée imprévue de migrants, certaines villes ont commencé à s’interroger sur ce que serait une politique de logement et d’accueil adaptée à la mobilité internationale./…/ Les maisons de migrants apparaissent régulièrement comme la réponse la plus souhaitée par les intervenants sociaux et associatifs.

Ce qui m’encourage le plus dans le livre est ce témoignage : la volonté de jouer un rôle actif, après tant d’exemples où cela semble exclu : « Maintenant, chez les jeunes militants palestiniens, la demande de retour est beaucoup moins présente que celle du droit à vivre sur place, à transformer l’espace du camp, à l’urbaniser, à le construire. » MA

La juste critique des villes « accueillantes » demande, selon moi, de réfléchir à un autre cadre spatial : « La tendance, on le voit dans de nombreux pays à travers le monde, consiste à laisser les migrants les plus précaires s’installer près des citadins les plus pauvres et marginaux du point de vue de l’intégration urbaine, plus généralement du point de vue du droit à la ville. Cette convergence des précarités n’est sans doute pas ce que peut ambitionner une utopie de « ville accueillante ». » MA

Ce que faisait Derrida, et que peine à imaginer Agier, après une vie au service de l’Etat : « S’élever « au-dessus des Etats-nations ou s’en affranchir », telle est la question, voire le programme, que propose le modèle des villes-refuges défendu par Derrida/…/ Jusqu’à quel point une ville ou un village peuvent-ils s’émanciper de la tutelle de l’Etat, contester son autorité et entrer en conflit avec lui ? » MA

Où l’on revient au préambule de Derrida : nécessité d’un Droit (Droit évoqué par Graeber et Wengrow : T 114 et 115) : « Du point de vue des migrants, tout au long des routes semées d’embûches les menant d’un pays à l’autre, le devoir d’hospitalité ne saurait durablement faire office de sauf-conduit. Seul un droit à l’hospitalité serait en mesure de répondre aux impasses de politiques migratoires discrétionnaires et aux errements criminels de marchandages diplomatiques./…/ « Il est question ici non pas de philanthropie mais de droit. » avertissait Kant. » MA

Si le premier geste d’hospitalité est de laisser un couvert pour qui pourrait venir, cela dit assez la place de la nourriture dans la vie. C’est de cela que nous parlerons prochainement.

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