Le dernier livre de Baptiste Morizot (Trace 423) nous exhortait à « penser comme une rivière », référence évidente au « Penser comme une montagne » d’Aldo Leopold.
La vie même d’Aldo Leopold, passant des premières chasses de son enfance à la révélation que contient la nouvelle « Penser comme une montagne », qui fait de lui un des pionniers de la pensée écologique, jusqu’à la mort brutale en 1948, alors qu’il aidait un voisin à éteindre un feu de broussailles, est une sorte de raccourci entre donner la mort, étudier la vie, et finalement offrir sa vie. Les récents incendies de Los Angeles ne peuvent manquer de venir à l’esprit en le lisant, que ce soit les conditions de sa mort, mais aussi son évocation de la destruction des cours d’eau dans le Sud-Ouest des Etats-Unis.
Trois livres d’Aldo Leopold, reprenant souvent les mêmes textes, seront nos lectures :
« L’éthique de la Terre » (2019)
« La Terre comme communauté » (2021)
Enfin, le fameux « Almanach d’un comté des sables » (2000).
Cela fait tout drôle d’entendre Leopold parler d’éthique de la terre, depuis un pays désormais aux prises avec le manque d’éthique le plus absolu, dans les mains du fascisme fossile dénoncé ici Trace 373 et 374. Un régime au service de la destruction de la Terre, avant tout. Ces gens disparaîtront.
Aurélien Barrau, aujourd’hui, est parmi les seuls à évoquer les thématiques du Leopold de 1933.
Ce qui m’intéresse dans le destin de Leopold, c’est le moment, qu’il décrit, où tout chavire. Puisque tout mouvement d’ensemble ne peut procéder que d’infimes conversions individuelles comme la sienne.
Pascal Quignard, dans « Les désarçonnés » (2012), centre son propos sur ceux dont une chute de cheval, ou autre accident de la vie, a fait basculer le cours de la vie : « Saint Paul, Abélard, Agrippa d’Aubigné se mettent à écrire parce qu’ils tombent de cheval. » PQ
L’exemple qui suit est inspiré par la Saga de Njall : Gunnar désarçonné
« Gunnar dit adieu aux siens et sauta en selle. Il s’approcha au petit trot du vaisseau qui devait le soustraire aux poursuites des barons islandais et le mener jusqu’en Norvège. Mais tout à coup le cheval bronche ; Gunnar tombe par terre.
Il se retrouve assis dans l’avoine il regarde autour de lui il voit la colline ; il contemple les pentes couvertes de moissons ; il aperçoit au loin la ferme qu’il a édifiée.
Il se lève. Tout à coup se tenant immobile, debout dans la campagne, il se tourne lentement sur lui-même, le ciel est pur.
Au loin il voit la mer.
De l’autre côté du fjord, il aperçoit le volcan.
Il dit : - Je préfère mourir plus tôt. Tant pis si je meurs plus tôt. Je veux rester dans cette beauté. » PQ
La beauté, voilà qui inspire, peut-être plus que tout Aldo Leopold.
L’« Almanach d’un comté des sables », son œuvre la plus connue, éditée en 1948, mêle éthique et esthétique de la nature.
Dès la préface, il est question de moisson esthétique : « Si nous considérons la terre comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l’utiliser avec amour et respect. Il n’y a pas d’autre moyen si nous voulons que la terre survive à l’impact de l’homme mécanisé, et si nous voulons engranger la moisson esthétique qu’elle est capable d’offrir à la culture. »
Au chapitre du mois d’avril, Leopold raconte l’émerveillement devant les danses nuptiales des bécasses : « J’étais propriétaire de ma ferme depuis deux ans déjà lorsque j’appris qu’on peut y observer, tous les soirs d’avril et de mai, une danse céleste au-dessus des bois, celle de la bécasse. »
Au mois d’août, il compare sa rivière à un peintre : « Comme beaucoup d’artistes, ma rivière est capricieuse ; impossible de savoir à l’avance quand l’envie de peindre la prendra. »
Esthétique, mais aussi éthique :
Dès 1933, il évoque dans «L’éthique de la Terre », l’évolution nécessaire, mais aussi sur quoi elle peut et doit se fonder : un simple élargissement : « Toutes les éthiques développées jusqu’à nos jours se fondent sur une seule prémisse : l’individu est un membre d’une communauté formée de parties interdépendantes. Ses instincts le poussent à disputer sa place, mais son éthique le porte aussi à coopérer… L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de cette communauté au sol, à l’eau, aux plantes et aux animaux – en un mot : à la terre. »
Morizot écrivait (Trace 423) : « On ne peut pas nouer une alliance entre une forme de vie non humaine qui prend soin des interdépendances et un système économique qui détruit les conditions des mêmes interdépendances. »
De même, Leopold précise : « Cela paraît simple : ne chantons-nous pas déjà notre respect et notre amour pour la terre des êtres libres et la patrie des braves ? Oui, mais qu’aimons-nous au juste ? Certainement pas le sol, que nous envoyons à vau-l’eau. Certainement pas les fleuves dont la seule fonction, à nos yeux, est de faire tourner les turbines, charrier les péniches et emporter les eaux usées. Certainement pas les plantes, dont nous détruisons des espèces entières sans broncher. Certainement pas les animaux, dont nous avons déjà décimé les plus grandes et les plus belles espèces. Une éthique de la terre ne peut certes pas empêcher l’altération, la gestion et l’usage de ces « ressources », mais elle affirme leur droit à perdurer et, du moins par endroits, à le faire à l’état naturel. »
S’il se plaignait déjà en 1933, que dirait-il aujourd’hui ? « Protéger la nature mène à un état d’harmonie entre l’Homme et la Terre. Malgré un siècle de propagande, l’écologie avance toujours à un rythme d’escargot. »
Leopold relie esthétique et éthique : « Pour moi, il est inconcevable qu’une relation éthique à la terre puisse exister sans respect, amour et admiration pour la nature, et sans une haute considération pour sa valeur – j’entends « valeur » au sens philosophique. »
Il s’agit bien d’opérer une conversion, comme celles dont parle Quignard : « Aucune évolution éthique majeure n’a jamais été faite sans que l’homme change profondément ses valeurs intellectuelles, ses engagements, ses affections et ses convictions. »
La notion de services écosystémiques ferait bondir Leopold : « Une des principales faiblesses d’un système de protection de la nature purement fondé sur des motivations économiques est que la plupart des membres de la communauté de la terre n’ont pas de valeur économique. On peut citer, à cet égard, les oiseaux chanteurs et les fleurs sauvages. »
Expulser l’économie de la position centrale qu’elle tenait en 1933, et plus encore aujourd’hui, c’est l’urgence : « Pour qu’une éthique puisse se développer, la solution est simple : cessez d’envisager le bon usage de la terre comme un problème purement économique. Examinez chaque question à l’aune, non seulement de son opportunité économique, mais également de sa valeur éthique et esthétique. Une chose est bonne quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique, et mauvaise dans le cas contraire. »
Postérieur, le texte « Penser comme une montagne », de 1944, est l’occasion pour Leopold de narrer ce moment de conversion : « Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter avec discernement le hurlement du loup. »
Son récit tient en peu de mots : « Ma propre conviction en la matière date du jour où j’ai vu mourir une louve.
… C’était une louve. Une demi-douzaine de ses pareils, visiblement de grands louveteaux, jaillirent d’entre les saules, se bousculant malicieusement dans une mêlée chaleureuse de queues et de pattes. Ce véritable amas de loups se contorsionnait et dégringolait au centre d’une vallée …
De mémoire d’homme, nul n’avait jamais raté une occasion de tuer le loup. En l’espace d’une seconde, nous criblâmes la meute de plombs…
Quand nous eûmes vidé nos chargeurs, la vieille louve était à terre, et un louveteau traînait la patte vers des éboulis infranchissables.
Nous atteignîmes la louve à temps pour voir une farouche lueur verte mourir dans ses yeux. Je compris à l’instant – et n’ai pas oublié depuis – qu’il y avait quelque chose de nouveau pour moi dans ces prunelles, une chose qu’elle et la montagne étaient seules à connaître. J’étais jeune à l’époque et j’avais la gâchette facile ; comme les cerfs prospéraient lorsque les loups se raréfiaient, je pensais que tuer ces prédateurs ferait naître le paradis des chasseurs. Mais après avoir vu s’éteindre cette lueur verte, j’ai senti que ni le loup ni la montagne n’étaient de cet avis. »
Nous avons vu, avec Nastassja Martin (Trace 223), et Val Plumwood, (Trace 233) des moments semblables, de rencontre avec qui un ours, qui un crocodile, qui font chavirer une vie.
La lecture du recueil paru sous le nom de « La Terre comme communauté » (2021) nous fera notamment revenir sur la vie des ruisseaux, penser comme eux.