Puisque ce projet nous conduit aux villes, existantes, ou à créer, il convient de parler du cœur de ces villes : non pas les maisons, qui pourraient être les mêmes ailleurs, non pas les artères, qui irriguent la ville, mais n’en sont pas l’essence. Nous voulons parler des places, comme lieu commun, et probable lieu de naissance du village. Et nous y arrêter. Car si nous manquons aujourd’hui de lieux pour le faire, c’est que tout aura été conçu pour favoriser les flux, allant de la maison à l’usine, de l’usine au supermarché,…. au détriment de lieux où se poser.
Ce que demandaient précisément les manifestants de la place Gezi à Istambul, en 2013 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_protestataire_de_2013_en_Turquie
« Les mouvements de protestations sont initialement menés par des écologistes et des riverains qui s'opposent à la destruction du parc Taksim Gezi. Ce parc, l'un des rares espaces verts du centre d'Istanbul doit disparaître dans le cadre du projet de piétonisation de la place Taksim. projet immobilier qui prévoit la reconstruction de la caserne Taksim, un bâtiment historique démoli en 1940 pour accueillir un centre commercial. » W
S’arrêter, c’est ce que fit le chorégraphe Erdem Gündüz, à Taksim le 17 juin 2013 pour protester contre l’intervention violente de la police dans le parc Gezi : se tenir debout, immobile, durant des heures, en une protestation silencieuse.
La notion de lieu commun a pris un sens péjoratif : celui de chose banale et inintéressante. Et trivial, cette rencontre de trois voies, est aussi devenu un terme négatif. Il y a lieu de s’interroger sur cette évolution des mots. Quant à nous, nous revendiquerons l’expression.
Si je me réfère à Lucca, la ville près de laquelle j’habite, ses rues peuvent parfois sembler hostiles , avec leurs fenêtres pourvues de grilles, mais chaque place a, au contraire, un caractère particulier, des proportions différentes, une lumière à elle, et constitue une pause dans le chemin, le faisant vivre comme les silences font vivre la musique :
Piazza Anfiteatro (Voir Trace 146) et Piazza San Frediano, dialoguant par-delà le Fililungo.
Piazza San Michele, cet ancien marché où les voyageurs ont laissé sur le mur de l’église des dessins des cités entrevues. Place où prendre le soleil d’hiver.
Piazza San Martino, où venir le soir voir le soleil raser la façade de la cathédrale.
Piazza San Francesco, au-delà du « Fosso » de l’enceinte médiévale.
Piazza Grande, seule empreinte du XIXème siècle et seule place arborée, et Piazza del Giglio attenante, devant l’opéra.
Notre chemin nous mènera ainsi, de place en place, des agoras et forums antiques aux non-places d’aujourd’hui. Nous avons exploré les clairières (Voir Traces 37 et 38), y voyant le lieu de naissance des agglomérations. Une clairière est un peu comme une place, dans une forêt. Y confluent les animaux en quête de pitance, ou pour combattre : lieu politique, en somme.
L’espace central des villes de la civilisation de Tripyllia, il y a 6500 ans (Voir Trace 137) est une clairière immense au milieu des rangs concentriques des maisons, et continue de nous intriguer : il paraît difficile d’imaginer qu’il n’était pas cultivé, ou pâturé. Il se prêtait sûrement à des rencontres. Ce serait ainsi une première place publique, cernée de maisons et dispensant les récoltes vivrières ?
Si Agora, étymologiquement, inclut l’idée de rencontre, Forum, lui, veut dire « en dehors », car le premier forum était en dehors des premières agglomérations qui se sont formées sur les collines, avant de devenir leur place centrale, en un mouvement centripète de rapprochements entre sabins et latins. Rome est métisse.
Dans les deux cas, Agora ou Forum, il faut noter les portiques, essentiels pour fournir l’ombre nécessaire, ou l’abri contre la pluie, qu’il s’agisse de vendre du poisson, de parler politique, ou philosophie.
Continuons ce parcours historique grâce au cours suivant : https://unt.unice.fr/uoh/espaces-publics-places/le-cours/
« Le modèle du forum : Il sera employé par les romains dans toutes les villes qu’ils fonderont en province. De façon générale, le forum est une vaste place dallée, entourée de portiques et constitue le centre vital des villes romaines rassemblant, comme à Rome, fonctions politiques, religieuses et commerciales. Le forum est étroitement bordé, sur ses quatre côtés, par des édifices publics. Il est entouré par un portique à deux étages. Le centre du forum est dégagé pour abriter des spectacles, des marchés et des rassemblements politiques ou religieux. Le forum n’est ainsi pas simplement un espace vide au centre de la ville, mais l’espace public ouvert donnant un sens à toute la structure urbaine. Il s’agit d’une différence majeure avec le rôle qui sera assigné aux places dans les structures urbaines du Moyen-âge. » UNICE
« La place du Moyen-âge : nous porterons notre attention sur les configurations urbaines observables entre les siècles XI et XV. Cette période correspond au renouveau des villes associé à la croissance démographique rurale et à l’essor du commerce qui nourrit leur extension. De même, progressivement la ville s’affranchit de la soumission aux pouvoirs féodaux de la campagne et se constitue en centre de pouvoir autonome. D’un point de vue urbanistique, le renforcement du pouvoir municipal et le rôle croissant de l’activité commerciale s’ajouteront aux fonctions religieuses déjà établies dans la ville pour donner naissance à des nouveaux espaces publics.
Camillo Sitte et Leonardo Benevolo soulignent l’émergence, dans la ville européenne du moyen-âge, de trois places principales, bien différenciées et rayonnant sur l’ensemble de la ville : la place civique de l’hôtel de ville, la place religieuse de la cathédrale et la place du marché.
Dans les villes plus petites, les trois places principales peuvent être réduites à deux ou même à une seule, signe évident d’une organisation urbaine plus simple. C’est le cas notamment des bastides de nouvelle fondation dans le Sud de la France » UNICE (Voir Traces 19 et 20) dont la place est comme la raison d’être.
« Il faut rappeler que la ville du Moyen-âge s’était développée de façon relativement spontanée, avec des fortes contraintes spatiales liées à la fois aux limites des technologies de transport et aux besoins de défense militaire. Le besoin de dégager des importants espaces publics dans la forme de places se fait ainsi sentir seulement dans une époque successive et nécessitera souvent des démolitions au sein d’un tissu urbain relativement dense. » UNICE
Voir Traces 50 :
« Dès ces premières décennies du XIII° siècle, une pluralité d’espaces publics a été partout instituée. Je rappelle seulement …l’existence de places, placettes, carrefours, loggias, souvent contrôlés par une famille et son tènement, mais cependant ouverts à la collectivité, utiles à la vie et aux échanges d’un quartier, que la commune put graduellement transformer en véritables espaces publics. » Elisabeth Crouzet Pavan.
« Les places du Moyen-âge sont conçues à partir d’un bâtiment public principal, cathédrale, hôtel de ville, loge de corporations de marchands ou, plus tardivement, résidence du seigneur. Quand les bâtiments autour du forum étaient conçus par rapport à l’espace public prédéfini de la place, au Moyen-âge c’est bien plus souvent la place à être dégagée ou redéfinie par rapport au bâtiment qui lui donne un sens…
La place de la Renaissance : la place constitue encore l’élément clé de la structure urbaine, c’est là que se déroule une grande partie de la vie quotidienne des habitants et que la société urbaine cherche les valeurs symboliques capables de la représenter. Ce qui change en revanche, c’est le type de bâtiments donnant un sens à la place : non plus une cathédrale œuvre collective des citadins, mais une nouvelle église commandité par le pouvoir en place, non plus un hôtel de ville avec son beffroi, symbole de l’indépendance du pouvoir municipal, mais le palais du seigneur.
La place baroque : l’urbanisme baroque met à contribution les effets de la perspective et de la symétrie ainsi que les configurations des rues pour mettre en valeur la place, mais celle-ci n’est pas conçue pour la valeur d’usage de son espace public, mais pour sa capacité à servir la symbolique du pouvoir.
La place du modèle Haussmannien : Le capitalisme français se transformera avec la transformation urbanistique de la ville. Cela aura pour conséquence de développer un tissu urbain « moderne » ciblant une clientèle bien précise d’un point de vue social : la bourgeoisie. L'importance donnée à la voirie fait que les nœuds deviennent des carrefours de circulation et non des places. La création de « places » est ainsi le sous-produit de la superposition de percées : la convergence de plusieurs boulevards dans les points-clés de l’espace urbain crée des places-carrefours de grande dimension.
La place dans l’urbanisme des trente glorieuses : aucune nouvelle forme d’espace public urbain n’émergera. Dans ce début de XXI siècle, la place de l’urbanisme de dalle reste ainsi la dernière évolution de l’ancien forum romain. » UNICE
Ville abandonnée aux promoteurs, et aux loueurs de trottinettes, ville sans lieu commun.
Et voilà comment votre place est muette !
Nous irons en trouver de plus bavardes, de plus communes, bientôt.