Qu’il ait fallu attendre Trace 118 pour parler enfin nourriture, vient de mon peu de compétences, limitées au jardin potager des années 80, fait en lisant « 4 saisons du jardinage », mais aussi de mon respect pour un sujet aussi complexe : le résoudre ne peut se faire par la simple évocation d’un mot magique comme agroforesterie. Nous sommes habitués depuis 5 ans à entendre des oxymorons : croissance verte (dont nous reparlerons avec Hélène Tordjmann), ou économie circulaire : formules creuses venant hélas tuer les idées qu’elles prétendent défendre. Distinguer le vraisemblable, le fertile, de l’improbable, de l’arnaque, est urgent.
Mon année de formation à la conception de structures bois à l’EPFL s’étant ouverte, fort à propos, par une semaine sur la pédologie des sols forestiers, nous irons donc ici dans un premier temps à la rencontre du sol avec Marc-André Sélosse , et « L’origine du monde – Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent » (2021)
Impossible de résumer un livre aussi riche en une page. Voici un chemin possible dans le propos, allant vers l’agroforesterie, thème du jour.
Le sol est un milieu intensément vivant, en perpétuelle transformation, abritant des conflits, des collaborations, établis à l’aide de denses réseaux. La sociologie à côté fait plus jeu d’enfant que sport de combat.
Le sol est réservoir de carbone : « 80 à 120 t par Ha de forêt ou de prairie, 40 à 60 t par Ha de sol cultivé » MS
Le sol est réservoir d’eau : « Plus le sol contient de matière organique, qui est globalement hydrophile, plus il retient d’eau. La matière organique du sol peut contenir jusqu’à 90% de son poids en humidité. » MS
Mais cette dernière fonction est fragile : « Les engins agricoles un peu lourds, en revanche, tassent le sol et limitent plus ou moins réversiblement l’accès et le stockage de l’eau. » MS
Le sol est parcouru d’êtres vivants, des vers aux microbes : « Les vers de terre sont les fées qui se penchent sur le berceau du complexe argilo-humique. » MS
On doit par exemple aux bactéries la belle odeur de la terre après la pluie …
Pour donner une idée de la complexité de ce milieu vivant : « Au total, 1 m2 de sol abrite plusieurs dizaines de milliers d’animaux, issus de 10 à 150 espèces et représentant entre 10 g et un kilo de chair. » MS
Les champignons y jouent un rôle central : « Bien que souvent inaperçus, les mycéliums abondent : à l’hectare, la biomasse totale des différentes espèces présentes avoisine l’équivalent de 20 vaches. » MS
De la vie, comme jamais nous ne l’imaginerions : « Dans un gramme de sol forestier sec, il y a : 100 000 à 10 millions de bactéries, appartenant à des plusieurs milliers d’espèces différentes, les filaments ou spores de milliers d’espèces de champignons, un millier d’amibes variées, et de 10 à 1000 millions de virus d’un nombre d’espèces inconnu. » MS
Vie qu’il convient de ne pas troubler, mais bien de mettre à profit : « Le labour facilite la diffusion de l’oxygène vers les profondeurs….Cela permet à des microbes de surface de migrer en profondeur. En conséquence, le sol travaillé libère plus de CO2 et perd plus de matière organique….Enfouir la matière organique par labour est un geste utile à court terme, mais moins à long terme. » MS
La matière organique dans le sol est une ressource à préserver, à développer : « Stocker de la matière organique dans des sols pourrait être un levier d’action sur le climat : … si chaque année on augmente la teneur en matière organique des sols de 4 pour 1000, ils avaleront tout le carbone que l’humanité émet dans la biosphère. » MS
Le sol est le fruit fragile de la pédogénèse : « L’état du sol sur lequel débouche la pédogénèse est caractérisé par un même sol et une même forêt en surface : en plaine, dans nos régions, c’est une forêt dominée par des chênes et des hêtres. Cet état final se nomme le climax./…/Cette formation exige chez nous au moins un millénaire. Les sols sont donc, à notre échelle, une ressource peu renouvelable. » MS
Le sol est une usine de recyclage en fonctionnement perpétuel : « Faire et défaire c’est la vie. On appelle « réorganisation » ce mécanisme où les molécules issues de la mort des uns sont récupérées pour bâtir la matière organique des autres. » MS
On distingue parmi les humus mull, moder, et mor : « Mull : recyclage, brassage et production végétale élevée : Dans une prairie sous nos climats, les vers anéciques déposent en surface 30 tonnes de turricules par hectare chaque année, qui s’ajoutent aux 200 tonnes des vers hypogés, qui restent et défèquent dans le sol.
Moder : recyclage, brassage et production végétale modérés
Mor : recyclage, brassage et production végétale inhibée » MS
Tout cela, terrain de rivalités, entre bactéries et champignons, principalement :
« D’une certaine façon, des mulls jusqu’aux mors, nous voyons l’expression d’un monde microscopique qui varie d’une dominante de bactéries à une dominante de champignons : les animaux et les plantes observables résultent de ce rapport de force microbien souterrain. » MS
Le labour mérite d’être remis en question, à plusieurs titres : « Le labour finit par faire se développer la « semelle de labour ». Sa densité réduit le passage des racines et limite tout échange avec les zones situées plus profondément…Le remède : laisser une jachère de quelques années, mieux que la fuite en avant du sous-solage./…/Animaux (grands vers) et champignons sont victimes du labour./…/Le labour finit par sélectionner les plantes indésirables pour les cultures. Enfin, il fait décroître la biomasse et l’activité vivante souterraine ; il rend paradoxalement les sols plus sensibles au tassement./…/ Le labour favorise l’érosion. » MS
Le sol est lieu de symbioses : un peu de vocabulaire : « Certaines pointes de racines sont une association de cellules végétales et d’hyphes de champignons : en 1885, Frank les nomme « mycorhize ». C’est le lieu de la symbiose entre champignon et plante. Les endomycorhizes appartiennent au groupe des gloméromycètes. Les gloméromycètes sont dépendants des plantes, mais aussi les nourrissent : 71% des plantes ont des endomycorhizes, 85% des mycorhizes. » MS
Dans un premier temps, savoir utiliser des synergies s’impose : « Pois, soja, trèfle, luzerne ou encore haricot, mais aussi mimosa ou acacia parmi les arbres, sont des engrais verts, c’est-à-dire plantes associées des bactéries fixatrices d’azote. » MS
Mais aussi des complémentarités : « Le sol est aussi un milieu où les racines collaborent entre elles. La chose certes reste rare car les racines cherchent les mêmes ressources, ce qui les met d’emblée en compétition. D’ailleurs beaucoup de couples de plantes minimisent la gêne réciproque en ne colonisant pas les mêmes profondeurs : c’est du reste une des choses qui rendent l’agroforesterie pertinente, puisque l’enracinement des arbres est plus profond que celui des cultures annuelles.
Dans la culture mixte de légumineuses et de céréales, … on obtient certes moins de céréales et moins de légumineuses que si elles étaient cultivées seules, mais la culture mixte produit plus de biomasse totale » MS
Mettre à profit les réseaux de communication existants : « Les champignons créent des liens qui oscillent entre entraide et exploitation. Car la mycorhization forme des réseaux communs : une plante se lie à des dizaines, voire des centaines de champignons du sol ; un champignon établit des mycorhizes sur toutes les racines où son mycélium le mène … Ainsi les mycorhizes sont des connections qui mettent en réseau les plantes par des champignons et les champignons par des plantes./…/ Dans des expériences d’agroforesterie où du maïs pousse sous des noyers, les gloméromycètes qui mycorhizent ces deux espèces semblent très largement nourris par les arbres… » MS
Comment penser un sol couvert : c’est l’agriculture de conservation : « L’agriculture de conservation combine trois principes : des cultures différentes d’une année à l’autre, une couverture végétale du sol entre deux cultures successives, et l’absence de travail du sol. » MS
Et au-delà, explorer l’agroforesterie (nous y sommes) : « L’agroforesterie se décline en rangées d’arbres entre des travées semées, en haies autour des parcelles, ou plus rarement en arbres isolés.
Les périodes végétatives peuvent être décalées, avec des semis qui lèvent avant le débourrage des arbres, tandis que ceux-ci utilisent plus l’arrière –saison. De surcroît, des synergies existent, notamment en matière de mycorhizes si l’on plante des arbres à endomycorhizes (comme les noyers, les pommiers et les alisiers, les érables ou les frênes).
Savoir jouer plus subtilement avec la compétition, reconstruire une complexité de l’écosystème avec plusieurs plantes, dans des temps successifs ou des espaces différents, et de là stabiliser le sol et nourrir les microbes souterrains… » MS
Facile à dire ! Le prochain texte nous fera passer de la théorie à la pratique de l’agroforesterie.