Nous poursuivons sur l’agroforesterie, sans bien sûr conclure tant le sujet est vaste, avec deux textes : le premier, d’Agnès Sourisseau et Aurélien Gabriel Cohen :« Déployer les lisières - Du paysage arboré au territoire agroforestier : l’exemple des Monts Gardés. » (Cahier Costech, 6 novembre 2018), les seconds sont tirés du site de Agrof’ile, association dirigée par Agnès Sourisseau.
Retrouver dans le titre les lisières dont il fut question Trace 3, avec Roupnel, n’est pas un hasard : Déployer les lisières comme autant d’espaces d’invention de vie, tel est ici le propos :
« Les Monts Gardés, parcelle enclavée dans un entrelacs de lignes TGV, se situent également au coeur d’une géographie caractéristique des territoires périurbains, ce tissu composé de tout ce que la ville a rejeté hors de son enceinte proche, mais qui l’alimente et la fait vivre : décharge, lignes à très haute tension, couloirs aériens, bretelles d’autoroutes, routes nationales et immenses dépôts de matériaux et de déblais issus des chantiers du BTP. » ASAGC
La patience est requise, avant tout : « Une fois la tendance des successions végétales déterminée, il a fallu réfléchir aux modalités d’implantation de ces peuplements, sans importer de terre végétale, mais en détournant des flux de biomasse, initialement destinés à la décharge voisine, pour permettre à des processus de pédogénèse de s’enclencher à partir de ces apports de matières organiques et minérales.
Pour essayer de répondre à ces problèmes, il a fallu réenclencher d’abord des dynamiques écologiques en recréant, sur ce sol extrêmement appauvri, des conditions proto-forestières propices à la germination des graines d’arbres semées ; s’intéresser au sol et aux herbes avant d’imaginer faire venir des arbres. »ASAGC
Soigner, plus que les sujets, les relations, comme l’écrivait Morizot (Trace 56) : « En somme, plutôt que de planter des sujets isolés au milieu d’une bâche plastique – comme c’est souvent l’usage à proximité des infrastructures – le projet impliquait de laisser aux arbres le temps de germer, c’est-à-dire aussi de nouer progressivement des relations écologiques, en particulier au niveau de la rhizosphère, en misant sur un très grand nombre de graines pour s’assurer de la levée d’un nombre minimal de sujets, et d’occuper le sol, en attendant cette levée, grâce à un couvert herbacé ou à un mulch . » ASAGC
Plus que le travail d’un ingénieur, tenu à l’économie de résultat, il s’agit là d’un travail de thérapeute :
« Il nous semble que, dans le cas des Monts Gardés, la position du thérapeute est plus à même de caractériser à la fois la réalité du travail entrepris, mais également l’éthique et la déontologie qui l’accompagnent, en rompant plus nettement avec les tentations démiurgiques du paysagisme moderne et son rapport ambigu au grand geste architectural. » ASAGC
Il a fallu adapter le projet aux lapins venant attaquer les fruitiers, et favorisant les chênes : chaque étape est l’occasion de le remettre en jeu : « Cela implique également de ne pas sacrifier la complexité des processus écologiques et des manières d’habiter un territoire à une image figée du vivant et à ce que l’on imagine devoir être la forme stabilisée d’un paysage. » ASAGC
Et de l’envisager comme mise en relation :
« Le fait de considérer un projet de paysage comme une rencontre entre paysagisme et restauration écologique conduit, dans les formes prises par la pratique elle-même, à se rendre attentif aux relations qui se tissent hors de nous et avec nous dans cet écosystème émergent, rejoignant ce que Baptiste Morizot appelle une « éthique diplomatique », c’est-à-dire une éthique et une ontologie qui font primer le bien de la relation sur le bien des termes disjoints qui préexisteraient à cette relation. »ASAGC
Sur la possibilité de vivre sur les ruines du capitalisme, tel était le sous–titre du livre d’Anna Sting (Traces 99 et 100 ), avec qui dialoguent ici les auteurs : « Nous avons cessé de croire que la vie de la forêt pouvait être suffisamment forte pour se faire sentir à proximité des humains. Peut-être que la meilleure manière de renverser cette tendance serait de reconquérir la possibilité de faire de ces forêts paysannes, non plus un élément du passé, mais une figure du présent. » A.Sting
« Que représentent les forêts paysannes dont parle Tsing et en quoi peuvent-elles nous aider à penser notre manière de restaurer, d’habiter et de nous nourrir de paysages agroforestiers comme celui des Monts Gardés ? » ASAGC
« La longévité des chênes têtards, associée à la colonisation rapide des espaces libres par des pins, tout cela produit une forme de stabilité provisoire à l’intérieur de laquelle de nombreuses espèces peuvent prospérer : pas seulement les humains et leurs animaux domestiques, mais aussi les espèces compagnes des paysans, lapins, passereaux, faucons, graminées, baies, fourmis, grenouilles et champignons. »A,Tsing
« En suivant les analyses de Tsing, on pourrait considérer que l’agriculture, sous ses formes
agro-écologiques paysannes – et plus particulièrement dans ses déclinaisons agroforestières, depuis le bocage jusqu’au pré-verger, est une entreprise relationnelle forte de déploiement et d’entretien d’un réseau complexe de lisières. » ASAGC
Créer des zones de connection : « Une interpénétration douce, une forme de déploiement de la lisière comme peut le permettre une agroforesterie fine et diversifiée semble plus à même de favoriser des « zones de connexion biologique » et une pluralité d’habitats, permettant ainsi à des écosystèmes productifs et anthropisés de demeurer conjointement des espaces fonctionnels et des territoires partagés. » ASAGC
Où paysagiste et philosophe diplômés finissent par rendre hommage aux savoir-faire paysans :
« Comme le souligne avec justesse le poète et penseur écologiste Gary Snyder, dans un court texte intitulé « Réhabiter » et inspiré par la pensée biorégionaliste américaine, l’une des conséquences majeures de l’imaginaire industriel et modernisateur a été la disqualification des habitants, « paysans, peuples de la terre » et des formes d’intelligence, de connaissance et de pratiques qui accompagnent leurs manières d’habiter le monde. » ASAGC
Ce qui suppose de s’inscrire dans le temps long de l’habiter : « C’est le sens que nous avons voulu donner, à partir de l’exemple des Monts Gardés, à la reconsidération du paysan comme habitant ; comme celui qui, à rebours des logiques de rentabilité immédiate du capitalisme industriel, « essaye de rester à un endroit et de faire quelque chose de bien pendant une période assez longue pour être en mesure de dire “j’aime vraiment cet endroit et je le connais parfaitement bien”. »ASAGC
Parmi tant d’autres associations, en France et dans le monde, voici Agrof’ile (merci à Eric Lenoir pour m’avoir mis sur leur piste) : « Agrof’île est une association qui œuvre pour la pleine intégration des arbres au sein des systèmes de productions agricoles franciliens. L’arbre, associé à la couverture des sols est une ressource et un outil de re-valorisation des milieux. Les transformations agro-écologiques engagées concernent autant la fertilité à long terme des sols, le revenu des agriculteurs, la diversification des productions et le développement des filières associées, que les enjeux liés aux changements climatiques, à l’appauvrissement de la biodiversité et à la gestion de la qualité des eaux. Elles doivent contribuer durablement au déploiement de productions alimentaires saines et de qualité, accessibles à tous. La transition agricole ne peut se concrétiser sans la formation technique, la Recherche et Développement, la sensibilisation du grand public, et surtout la mise en réseau de ses acteurs. »A
Quels arbres ? Plantés où ? : « En milieu agricole, l’arbre à sa juste place constitue une culture à part entière. Les arbres d’avenir sont récoltés adultes. Ce sont des arbres isolés, en alignement intra-parcellaire ou intégrés à des haies de bord de champ, dont une valorisation intéressante peut être atteinte dans plusieurs dizaines d’années pour des débouchés de niche (ébénisterie, marqueterie, lutherie, …). De nombreuses essences locales ont autant d’intérêt que les bois tropicaux pour leur mise en œuvre : alisier, cormier, merisier, châtaignier, robinier, poirier, noyer, etc. » A
La question du bois d’œuvre ne peut en effet être disjointe de ces recherches :
« Avant d’être récoltés pour du bois d’œuvre, ces arbres joueront plusieurs fonctions : tampon climatique, accueil de la biodiversité, productions secondaires, structuration du paysage. Ces fonctions sont d’ailleurs souvent les motivations principales des planteurs d’arbres, avant la récolte de bois d’œuvre, celle-ci étant un objectif à long terme qui bénéficiera plutôt à la génération suivante.
Le choix d’essences de ces arbres d’avenir doit être fait en connaissance des services écosystémiques potentiellement rendus par ces arbres, mais aussi en fonction du changement climatique, dont les conséquences se font déjà sentir sur les forêts françaises. » A
Il conviendra de revenir sur le sujet, plus sur l’idée de cultiver en forêt que, comme ici, de planter des arbres parmi les cultures.
Nous avons parlé Trace 118 des champignons et de leurs prodigieux réseaux, et ici-même de créer des lisières aptes à nourrir des connections : il sera bientôt question de réseaux : comment se passer des portables et des réseaux sociaux ? Vaste question !