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Billet de blog 20 décembre 2024

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Trace 56-Forêts 4

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Baptiste Morizot n’est pas pour rien l’auteur des « Diplomates » (2016) (Traces 10) : dans « Ranimer les braises du vivant »(2020), on le voit faire œuvre de diplomatie, et après avoir exposé et défendu la création de forêts de « libre évolution », nous le verrons défendre aussi d’autres usages de la forêt, en cherchant à : « Essayer de sortir du labyrinthe des dualismes entre nature et humains, exploiter et sanctuariser, sauvage et domestique, qui créent des conflits inutiles et nous éloignent des vrais fronts du combat. »BM

Morizot prend acte, comme l’a fait aussi Dodane dans sa thèse, que :

« En fait, plusieurs millions d’hectares de forêt française sont la propriété privée de gens qui l’ignorent, qui s’en moquent, qui les ont reçus vaguement en héritage : ces lieux sont déjà tranquillement en libre évolution. »BM

L’APSAS, elle, vise à acquérir des terrains pour en faire des réserves de vie sauvage :

https://aspas-reserves-vie-sauvage.org/

Ces essais de  lieux, qui essaient de subvertir le concept de propriété privée, en suivant Sarah Vanuxem (Traces 21), Morizot les défend comme biens communs :

« Un bien commun, vital en cette période de destruction intensive de la biodiversité. C’est commun d’abord parce que c’est ouvert à tous ; ensuite parce que c’est une initiative qui travaille au bien des vivants à travers les barrières entre espèces. C’est un bien commun multispécifique construit, paradoxe intrigant, sur le droit de propriété privée. »BM

Les règles en sont simples :

« Les humains ont le droit d’entrer, et tous les non-humains ont le droit de sortir : pollens des arbres, graines dans le jabot des oiseaux, pollinisateurs sauvages qui assurent la quasi-totalité de la pollinisation des récoltes, oiseaux qui ailleurs dépérissent, mais ici peuvent faire leur nid dans les arbres morts sur pied, loutres dispersantes, chevreuils et chamois apaisés et renforcés par le sanctuaire./…/ Ici, dans ce petit foyer de libre évolution, vous avez le droit de tout faire – sauf exploiter, prélever, tuer, abîmer, mettre en danger l’intégrité du lieu. »BM

De ma propre expérience, les forêts qui garnissent le flanc nord de la colline où j’habite semblent bien avoir été laissées en libre évolution depuis au moins une cinquantaine d’années : les chevreuils, les sangliers, les loups, les renards, les porc-épics ,… se partagent le territoire. Par contre dire que les humains y ont le droit d’entrer est plus hasardeux car la végétation qui obstrue tout passage possible, si elle protège faune et flore de toute incursion humaine , laisse seulement passer les rayons du soleil…La longer permet au moins de goûter aux chants des oiseaux, tout en scrutant sur la route les traces lupines : il n’y a pas concert tous les soirs, mais ils sont là…

Mais là, dans ces lieux de libre évolution,  pour reprendre l’image de Morizot, se ranimeront, sans qu’il y ait besoin de souffler dessus, les braises du vivant, car le niveau élevé de biodiversité les rendra mieux capables de résister que les « forêts » mono-spécifiques  dénoncées par Gaspard d’Allens dans « Main basse sur nos forêts » (2019) (Traces 4) : « Dans le contexte de changements climatiques brutaux à venir, les lieux de libre évolution sont une leçon de choses : ils nous apprennent de quoi est capable un milieu dans toute sa fonctionnalité. »BM

On conçoit que ce type de mouvement se heurte à bien  des oppositions, que Morizot s’active à désarmer : « Si on choisit mal les critères pour les comprendre, agroécologie et libre évolution s’opposent. Si on les choisit plus finement, elles deviennent les maillons de la même chaîne de vivification des milieux. »BM

Il y a donc place pour bien des modes de rapport avec les forêts : « Quelques pourcents de foyers de libre évolution bien connectés, un peu partout dans le paysage, entourés d’agroécologies et d’agriculture paysanne autonome libérées des dépendances au capitalisme de l’agrobusiness, de sylviculture non-violente : c’est le visage dont nous avons besoin. »BM

C’est même le moment d’imaginer d’autres alternatives possibles :« Il est nécessaire de multiplier les alternatives soutenables et attentives aux égards ajustés envers la forêt : c’est une approche qui fait justice à nos relations possibles avec le milieu. Le concept de santé polymorphe d’un milieu est un outil important pour tenir ensemble la nécessité d’une pluralité des usages de la forêt, impliquant des formes de prélèvement, d’exploitation, d’habitation et de libre évolution, tout en empêchant que ce pluralisme soit un relativisme. »BM

D’habitation, donc, entre autres : nous y reviendrons !

« La délocalisation des cultures vivrières loin des habitants, la vie en ville qui traduit la nourriture en marchandise hors sol…la dévaluation des conceptions paysannes du monde, tous ces dispositifs ont contribué à cette invisibilisation du statut donateur et aménageur du monde qui nous portent. »BM

L’exode rural (voir Traces 43) n’est pas pour rien dans cette invisibilisation, qui a concerné à la fois les paysans chassés de leurs terres, et le « milieu donateur » :

« Milieu donateur » est un concept puissant pour contourner l’opposition entre nature sauvage et nature mise au travail : l’opposition classique veut que seule la nature mise au travail nous donne quelque chose, les produits de la production, et que l’autre nature soit là « pour elle-même »/…/ L’habitat de chaque vivant, c’est le tissage de tous les autres vivants, conséquemment le tissage est donateur pour tous. Et donateur ne signifie pas d’abord producteur de denrées commercialisables et exploitables, cela veut dire qu’il génère l’air qu’on respire, l’eau que l’on boit, le paysage qu’on arpente, toutes les dynamiques du vivant inappropriables qui rendent la vie possible… »BM

S’il y a une formule à laquelle est attaché Morizot, et qui revient comme un leitmotiv dans son livre, c’est bien celle d’ « égards ajustés » : « Et c’est la question des égards ajustés dans une myriade de relations, à toutes les échelles, de l’écosystème aux individus en passant par les populations, qui devient le lieu de controverse pertinent à mon sens. »

Dans tous les cas, qu’il s’agisse de faire vivre un pays de terrasses, comme dans le pays de René,  l’informateur de Dodane (Traces 55) ,terrasses dont parle aussi Magnaghi (Traces 46), ou bien seulement de prêter attention, confiance, au sens où l’entend ici Morizot , il est évident qu’il manque une foule de gens à la fois pleins d’entrain, et très avisés :

« Confiance ne veut pas dire laisser-faire, lâcher-prise, ravissement béat. Cela veut dire connaître en profondeur les interdépendances, s’appuyer sur elles, les infléchir avec les égards ajustés, et moduler les dynamiques du vivant./…/ La confiance est exigeante en intelligence écologique, en finesse des pratiques, en tolérance, en main d’œuvre formée ; ce n’est pas une solution de facilité, c’est la voie la plus difficile, mais c’est la seule qui dure. »BM

Imaginer que tous ceux là vivent sinon dans la forêt, du moins à ses lisières, rejoint ce qu’écrivait Arne Naess, cité dans Traces 4 : Dans « Vers l’écologie profonde » (1992), il explique : «…les gens autour de la forêt ne communiquent pas seulement entre eux, mais aussi avec la forêt. Ils vont dans les bois et, par conséquent, ont à portée de main une part plus riche de la réalité. Plus il y a de gens qui possèdent cela …, mieux c’est. » Nous y revenons, donc… et nous y reviendrons, comme nous reviendrons aussi sur Morizot, avec « Manières d’être vivant » (2020).

Payez-vous les champignons que vous ramassez dans les bois ? Les châtaignes ? Le bois mort ? Les feuilles mortes ? Non : c’est gratuit, pensez-vous, et là, cela vous paraît normal, quand ailleurs cela vous paraît normal de payer …. Les prochains textes parleront de gratuité, entre politique et poésie.

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