En 2011, j’ai mis un pied dans Facebook, pour mieux y suivre les « Indignados » espagnols : depuis, il semble que Facebook ait mieux profité d’eux, qu’eux de Facebook…et c’est exactement de cela qu’il sera question ici.
Dans un premier temps, j’ai été tenté par un détournement de ce pourquoi sont construits les réseaux sociaux :
Sur Instagram, voué aux selfies, j’ai posé près de 10000 photos sans un selfie, et tenté d’y réhabiliter le dessin, qui tente de faire connaissance, face à la photo, qui dérape sur les choses et les visages.
Sur Facebook, ce puits sans fond, baptisé mur, consacré à l’oubli et à l’éphémère, j’ai déposé peu à peu les prémices d’un projet de 15 ans de recherches, visant à abolir le monde qu’il représente, et dont il dépend, celui de la consommation à outrance. Dans ce temple des passions tristes, j’ai essayé de m’en tenir à la raison.
Nous parlerons bientôt des moulins à eau et à vent. Au moyen-âge, ils sont venus se substituer à ceux, mus par l’énergie humaine, ou animale, appelés moulins à sang. Facebook et Instagram sont les moulins à sang d’aujourd’hui, moulins que nous alimentons de notre exhibitionnisme, de nos envies de convaincre aussi, mais en tout cas pour le plus grand profit du saigneur (puisqu’on parle de sang…).
Désireux d’en savoir plus sur cet univers, nous avons lu Bruno Patino « Tempête dans le bocal – La nouvelle civilisation du poisson rouge » (2022). L’auteur est homme du sérail, président d’Arte, et comme tel enfermé dans un cercle assez étroit de possibles : nous n’attendrons pas de lui des positions bien neuves, faut-il le préciser ? Juste d’en savoir plus, comme toujours, sur tout sujet.
Premier fait : nous produisons des « data », comme M.Jourdain faisait de la prose : sans le savoir. Avec le même degré d’ignorance. « Un rapport de l’université de Stanford d’août 2021 mentionne que l’humanité produit chaque année 1200 exabytes de données » BP.
Cela fait donc 150 Gb par personne sur terre, ou 300 Gb par personne affiliée à une plateforme. Nous chions donc chacun un Gb par jour : quelle diarrhée ! Bon appétit pour qui veut en faire sa pâture.
Les plateformes seraient-elles plus puissantes que les Etats ? « Les plateformes, avec 4.2 milliards de comptes actifs, mobilisent 53% de la population mondiale…. Plus qu’un espace, c’est un pouvoir, le 5° pouvoir. Celui des foules numériques, aussi puissant qu’il est paradoxal. Il est sans maître, mais pas sans impact. Il consomme ceux qui l’utilisent et consume ce qu’il aborde.» BP
De là à espérer que ces gros poissons se fassent la guerre, firmes contre états, laissant la mer libre aux petits poissons que nous sommes, il y a hélas plus d’un pas …
Il s’agit d’un pouvoir mondial, et que nous avons déjà intégré, avalé, comme on avale un poison : « Le système numérique est une alliance entre le calcul et le jeu, et c’est ce dernier aspect qui nous rend si enclins à accepter d’être, en permanence, calculés. Nous avons accueilli le robot au plus profond de nous-mêmes. » BP
Chacun de nous a fait gagner 10 dollars à Facebook : vu le nombre d’heures passées là par chacun, c’est finalement une machine qui fonctionne assez mal : « En 2021, Facebook a connu au premier semestre une croissance de 48%, laissant entrevoir un bénéfice annuel de 40 milliards. » BP
Mais c’est le prix auquel nous avons vendu notre attention (voir Traces 111 et 112) : 234 h par an, en moyenne, cela fait 4 centimes de l’heure d’attention : « Voleur de temps, Mark Zuckerberg a contribué à installer l’économie de l’attention de façon la plus spectaculaire possible. »
L’ironie de l’histoire veut que le monde numérique, conçu par Barlow dans les années 1990 comme un espace démocratique… prenne, une fois privatisé par les plateformes sociales l’aspect d’un ordre centralisé, provoquant dépendance et polarisation. Les prétentions semblent pourtant intactes, quoique vaines: « Facebook est une démocratisation sans précédent de la parole. Et comme toute force de démocratisation, elle défie les structures de pouvoir existantes » Nick Clegg, responsable des relations publiques de FB.
Quand l’algorithme qui règne en maître, obnubilé par le profit, n’est même pas capable de discerner le vrai du faux : « Selon une étude … les messages de désinformation ont reçu six fois plus de « clicks » que les messages d’information factuelle…. L’algorithme qui déforme le miroir pour maximiser le profit publicitaire, agit comme un éditeur. » BP
Peut-on dans ces conditions évoquer seulement le rêve primitif d’une agora mondiale ? « Un même outil qui organise tout ce qui se dit donne mécaniquement la préférence à ce qui est le plus saillant, et donc le plus extrême, et transforme ipso facto le rêve d’agora mondiale en une arena globale. » BP
Et exhiber une forme de neutralité politique ? « Il n’y a pas de pureté algorithmique, il n’y a que des choix politiques traduits en formules mathématiques. » BP
Que faire ? « La première tentation est celle du retrait…Le deuxième chemin est celui de la négociation professionnelle collective ou individuelle…La troisième voix : bâtir des outils de socialisation en ligne de nature différente. » BP
Bien dit, mais les exemples que citent Patino restent dans le cadre de logiques d’entreprises privées, comme l’auteur même en vient à le regretter : « Le bien commun se construit-il comme un projet d’entreprise ? » BP
Pour conclure, finalement, lui-même poisson rouge du bocal qu’il prétend décrire et dénoncer : « La construction d’alternatives permet d’échapper à la tentation technophobe. Elle nous permet, également, d’imaginer prendre notre place dans le calcul sans que nous soyons totalement broyés par lui. » BP
Bons rêves, Bruno, et ciao ! Le mot « technophobe » n’ayant aucun sens pour nous, nous poursuivons.
Première chose : ne plus dépendre seulement d’un réseau, ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier : à ce titre, je vous annonce que les Traces auront désormais un autre terrain d’atterrissage : le blog suivant (attention, encore en chantier) : https://mondemodedemploi.blog/
Deuxième chose : se faire étourneaux. Selon le Littré :
1.Sansonnet, oiseau de l'ordre des passereaux . Les étourneaux volent par bandes.
2 Fig. Homme léger et inconsidéré.
Or les étourneaux sont capables de ballets aériens qui font l’admiration et l’étonnement de tous :
https://www.youtube.com/watch?v=OAHsL-3MzFs
https://www.youtube.com/watch?v=ID-0D56x30k
Le terme anglais de « murmuration », du latin « murmurare », en dit plus sur l’organisation de ces mouvements d’ensemble.
Dans le dossier intitulé « Les superpouvoirs de l’étourneau » publié dans le n° 205 de la revue La Salamandre, Julien Perrot explique « […] la nuée d’oiseaux n’a ni leader, ni hiérarchie. Et surtout, que les oiseaux soient distants de 20 centimètres ou de un mètre les uns des autres, chacun n’est étroitement synchronisé qu’avec ses six ou sept plus proches compagnons. En fait, le comportement du voisin détermine le sien par une sorte de mimétisme social. C’est la topographie des lieux voire l’irruption d’un prédateur qui sont à l’origine des réactions en chaîne déformant le nuage. La "loi des étourneaux" découverte à cette occasion [Le programme de recherche européen sur le vol des étourneaux baptisé Starflag] devrait permettre d’expliquer le comportement des bancs de sardines ou des troupeaux de moutons. »
Ces transmissions, dans l’urgence, face à un danger potentiel, pourraient être reprises à notre compte : imaginons que chacun de nous identifie 6 ou 7 proches, comme ceux à qui il importe le plus de faire savoir ses inquiétudes (ou ses enthousiasmes aussi, pourquoi pas).
Dès lors, il peut les communiquer, sans aucune technologie, seulement en sifflant, comme cela se pratique dans tant de pays,
Notamment en Turquie : voir le film « Sibel » : https://www.youtube.com/watch?v=RW74xCKuPwA
Ou bien, car nous ne sommes pas si technophobes que cela, par mail … Et chacun d’en faire autant pour les 7 qui suivent, et encore une fois : Sept puissance 3, cela fait 343, donc déjà un joli vol murmurant.
Troisième chose : c’est encore assez flou, mais les réseaux mycorhiziens me fascinent : (voir Traces 99 et 100) : échanges de nourriture, mais aussi d’information. Un projet de cartographie mondiale est à l’étude :
« Dans le monde entier, la longueur totale du mycélium fongique dans les dix premiers centimètres du sol est de plus de 450 quadrillions de kilomètres : environ la moitié de la largeur de notre galaxie, un chiffre vertigineux. » Bon il y a du boulot, là encore…
Enfin : « Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes. » J. P. Sartre.
Revenons donc aux villes, aux cafés des encyclopédistes (Traces 176 et 177, à venir), aux agoras grecques, aux forums romains, aux places, autour desquelles devraient s’organiser les villes, notre prochain sujet.