D’où vient l’eau ? Et pourquoi la transporter autant, perdant au passage entre 20 % (en France : https://www.europe1.fr/economie/Eau-potable-20-de-pertes-a-cause-de-fuites694224#:~:text=Le%20chiffre%20%3A%2020%2C2%25,an%22%2C%20pr%C3%A9cise%20le%20rapport.) ,et 36 % (en Italie : https://www.inabottle.it/it/news/italia-acqua-persa-distribuzione ) . De façon un peu provocante, notre proposition sera : pourquoi ne pas vivre là où jaillit l’eau, plutôt que de la transporter à grand frais là où seules des raisons politiques ou économiques, assez secondaires aujourd’hui, vis à vis de la question clé, celle du manque d’eau, nous ont fait créer des villes ? L’exemple des aqueducs romains, desservant Rome, Nîmes ou Metz sera ici étudié, à titre d’hommage, mais aussi comme point de réflexion.
Nous avons eu l’occasion ici (Trace 7) d’évoquer les puits sacrés sardes, et la sacralité de l’eau. Aller en un chaud dimanche de juillet au « Laghetto di San Benedetto » de Subiaco, alors que tournoient dans le ciel les Canadairs venus éteindre un incendie dans la hêtraie voisine, permet d’actualiser le propos : ce qui a attiré là des centaines de gens de la région, c’est bien la fraîcheur des lieux. Mais, au-delà, ce rassemblement n’est-il pas aussi une manière de témoigner ensemble de notre attachement à cette ressource ?
Pourquoi Subiaco, où Néron lui-même se fit construire une villa ? Parce que c’est de là que sont partis trois des plus importants aqueducs qui desservaient Rome. Ces aqueducs, souvent souterrains, étaient des prodiges de technologie. Les plus évidents sont les parties aériennes, comme on les voit encore partout à Rome même et dans toute l’Europe. Le Pont du Gard, et l’aqueduc de Ségovie, ce dernier encore en usage, sont des démonstrations de puissance ;de générosité aussi puisque dans le monde romain l’eau fut longtemps publique, et gratuite. Cette tradition d’évergétisme s’est prolongée jusqu’aux fontaines de l’Acqua Paolina, au XVII° siècle, ou de Trevi au XVIII°.
Rendre visible, faire toucher du doigt ce voyage de l’eau, avant le robinet, tel est ici notre but : La petite fille photographiée par Cartier Bresson dans le Trastevere en 1953, portant depuis la « fontanella » une bouteille d’eau, aura eu le temps, dans l’espace d’une vie, de voir arriver l’eau à tous les étages, puis, aujourd’hui, de voir poindre la menace de rationnement d’eau à Rome pour cause de sécheresse.
« Certains aspects de la conception hydraulique des aqueducs romains », d’Hubert CHANSON (2002), hydraulicien, est un document éclairant, portant sur l’analyse de quelques aqueducs romains : Nîmes, Metz, Lyon, Fréjus.
« L'hydrologie de deux bassins versants alimentant deux anciens aqueducs a été documentée récemment : la source de l'Eure à Uzès, alimentant l'aqueduc de Nîmes, et la source de Gorze, alimentant l'aqueduc de Gorze (Metz). On a retrouvé, aussi, des grands réservoirs près des prises d'eau des aqueducs du Gier (40 000 m3, Lyon) et de l'Anio Vetus (200 000 m3, Rome),
La régulation du niveau est une régulation dynamique, comme cela se fait, aujourd'hui, dans les réseaux de canaux d'irrigation, et dans les réseaux d'assainissement. Ce type de fonctionnement est prévu pour que les usagers (la ville romaine) reçoivent le débit prévu, sans qu'il y ait défaillance ni pertes d'eau. Un tel type d'opération, dans un aqueduc romain, devait régulariser le débit en fin de canal, pour satisfaire la demande en eau de la ville, dans la journée, mais aussi stocker l'eau dans le canal, durant la nuit. Pratiquement, ce rôle de stockage du canal est important. A Gorze et à Nîmes, la capacité de stockage maximale était de l'ordre de 20 000 et 55 000 m3 respectivement. En contrepartie, il fallait modifier, fréquemment, l'ouverture des vannes de contrôles, au moins deux fois par jour, ce qui impliquait des équipes d'opérateurs. Il fallait, aussi, avoir une communication régulière entre la ville et les opérateurs de régulateurs. »HC
« Il devait y avoir une relation explicite entre l'offre et la demande en eau. Hodge suggéra une consommation journalière de l'ordre de 200 L/jour/personne, bien qu'il mentionnât aussi le travail d'Eschebach à Pompéi, avançant une consommation individuelle de 500L/jour/personne./…/ Il est reconnu que la conception hydraulique d'un aqueduc était une tâche redoutable. Cependant, peu d'historiens ou d'ingénieurs réalisent les prouesses techniques que nécessitait le design d'une cascade de puits. De nos jours, l'hydraulique des puits de rupture n'est pas enseignée en écoles d'ingénieurs, et les travaux de recherche sont très limités./…/ En conclusion, l'auteur est impressionné par le savoir-faire, l'expertise et l'expérience hydraulique, des ingénieurs romains qui ont conçu les bassins de régulation, les cascades de puits de rupture et les ponceaux. Ils en savaient bien plus que la majorité de nos ingénieurs hydrauliciens ! » HC
Je confirme.
L’ouvrage« Civiltà dei Romani » (1991) propose un texte de Giovanna Tedeschi Grisanti, consacré aux aqueducs.
Elle mentionne que, des trois aqueducs partant de Subiaco, aux sources de l’Aniene, le premier, l’Acqua Marcia, faisait 91 km, tandis que les suivants, bénéficiant de progrès techniques et taillant à travers les collines, le Claudia et l’Aniene Nuovo, ne faisaient plus que 69 et 86 km respectivement.
Parmi les types de construction utilisés : l’opus quadratum , de pierres taillées, (T128) qui requiert une main d’œuvre qualifiée, tandis que l’opus caementificium, plus proche de notre béton , reste le mode le plus expéditif. Les briques (Trace190 à venir) viennent servir de parement à l’opus caementificium.
Les aqueducs desservant Lyon, parmi les plus longs, ont aussi fourni l’occasion d’utiliser la technique du siphon. En effet, les ponts ont une limite, que le Pont du Gard illustre : au-delà de 50 m, difficile d’empiler encore des arches. Il faut alors faire descendre puis remonter l’eau dans des conduites forcées, de plomb, ou de terre cuite, jusqu’à des dénivelés de 140m . On employa alors pour Lyon jusqu’à 15 000 tonnes de plomb.
Durant l’ère républicaine, l’eau était exclusivement un bien public, et les privés pouvaient seulement, moyennant le paiement d’une taxe, prélever l’eau des trop-pleins, à l’exclusion d’une autre, et seulement pour bains et lavanderies, soit un but public. L’unique exception était l’eau distribuée aux citoyens que l’on cherchait à récompenser. A partir de -11 A.JC, il fut possible à des particuliers de recevoir une concession. Nous avons déjà vu ce processus à l’œuvre dans la Sienne du XVI° siècle (Trace 24, et récit de Montaigne)…et aujourd’hui encore : voir Rapport Panot : l15b4376_rapport-enquete.pdf
Il n’est pas possible de transcrire ici toute l’histoire des aqueducs de Rome, telle qu’on la trouvera dans la page Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aqueducs_de_Rome
On retiendra que, malgré les prodiges de technique, et les flots d’argent engloutis, bien souvent provenant de victoires guerrières (donc de pillages) l’histoire de Rome et de ses aqueducs est celle d’une course poursuite entre une croissance incontrôlée , des ressources en eau sans cesse insuffisantes, et la construction d’ouvrages gigantesques , et coûteux, parfois pour des motifs assez futiles , naumachies grandioses, entre autre. La croissance comme religion, on connaît : voir les destructions de jardins-ouvriers à Aubervilliers pour l’organisation des jeux Olympiques …
« Toutefois, le réseau d'aqueducs de Rome demeure unique de par sa taille, sa capacité et sa complexité. La capacité maximale du réseau à la fin du premier siècle, comptant neuf aqueducs, a pu approcher le million de mètres cubes journaliers pour la ville, ce qui représenterait près de 1 000 litres par habitant par jour, plus du double de ce que reçoivent les habitants de Rome aujourd'hui./…/
De nouveaux aqueducs, des projets plus ambitieux, sont édifiés tout au long de la République romaine. Celui de l'Anio Vetus, construit au troisième siècle av. J.-C. grâce au butin amassé lors de la guerre contre Pyrrhus, capte des sources situées au-delà de la ville antique de Tibur et, après un cheminement de 63,7 km, apporte plus du double en volume d'eau que le premier aqueduc./…/
Mais il faut attendre l'arrivée au pouvoir d'Auguste pour que ces travaux reprennent et adaptent la capacité du réseau aux nouveaux besoins. Dans sa volonté de reprendre le contrôle après les troubles du dernier siècle de la République, Auguste accorde une importance toute particulière à l'urbanisme et à l'entretien des services publics de Rome/…/
À la fin du règne de Tibère, le volume d'eau arrivant à Rome est devenu insuffisant, du fait d'une croissance démographique importante et de détournements illégaux de plus en plus nombreux. Son successeur, Caligula, lance la construction de deux nouveaux aqueducs dont les chantiers progressent durant tout son règne pour s'achever sous celui de Claude./…/. Les dates rapprochées des inaugurations des thermes de Trajan et de la Naumachia Traiani laisse entendre que l'aqueduc a été construit en prévision de leur alimentation en eau, soit par une alimentation directe, soit pour alléger l'utilisation des autres aqueducs. L'aqueduc est encore aujourd'hui en partie fonctionnel, son eau jaillissant dans la Fontana dell'Acqua Paola construite par le pape Paul V. »Wikipedia
Il faut noter qu’une bonne part des savoirs utilisés par les Romains venaient de l’Orient : l’architecte et ingénieur de Trajan était Apollodore de Damas. Nous irons en Orient, dans un premier temps, à la rencontre d’architectes.