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Billet de blog 21 avril 2025

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Carte 446-Fictions 1

« Si l'imposture réussit, c'est une démission des autres. En tant qu'usurpateur, un roi est en quelque sorte le dépositaire d'une défaite collective. » Pierre Senges

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Si l’Amérique n’existait pas, on se porterait mieux, non ? A tout le moins, qu’elle soit restée le domaine des Amérindiens, sans cow-boys, ni même ethnologues, aurait été parfait. Mais qui vous dit qu’elle existe ? Peut-être est-elle juste une invention ? C’est la thèse que soutient Antonio de Guevara, dans une longue lettre adressée à Charles Quint, datée de 1525.

NB : on peut lire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fray_Antonio_de_Guevara

« LA REFUTATION MAJEURE » (2004)  de Pierre Senges, qui rapporte cette lettre, sera, après l’UTOPIA de Thomas More, le second ouvrage de fiction à figurer dans notre recherche : d’un côté une île imaginaire, de l’autre le doute sur l’existence d’un continent. Au-delà de la fiction, c’est aussi, on le verra, une réflexion sur la fiction. « Une fiction  qui « sème la zizanie dans toutes les certitudes «  (Le Monde).  Sa lecture s’inclut naturellement dans ce parcours des Cartes, d’abord en ce sens qu’il fait, dans celle de l’Atlantique, un grand trou, mais surtout parce que nous avons plus que jamais, pour nous orienter, besoin, d’imagination, donc de fictions.

Dans l’ère où Macron, Meloni, Trump, et tant d’autres, pratiquent avec effronterie la post-vérité, il est bon de savoir lutter avec la force du doute. Car le doute est puissant. Montaigne est né, en 1533, peu de temps après cette missive d’Antonio de Guevara. En 1517, apparaissait le Protestantisme. Voilà un début de siècle d’un temps fluctuant, au sens qu’emploie Olivier Hamant. Un temps fluctuant, comme le nôtre.

Entamons donc la lecture de « LA REFUTATION MAJEURE – VERSION FRANÇAISE, D’APRES « REFUTATIO MAJOR », ATTRIBUE A ANTONIO DE GUEVARA (1480-1548) : Cette lettre au souverain suivra les cheminements de pensée de ce conseiller de Charles Quint, face à ce qu’il considère comme une tromperie, la prétendue découverte des Amériques : « J’ai été pourtant l’un des premiers à accepter l’idée d’une terre nouvelle, située à l’ouest, même réduite, même pauvre, même si elle devait pour l’éternité n’être que la proie de mouettes acharnées sur un tas d’ordures ; cette acceptation était une forme d’enthousiasme et la preuve d’un reliquat de jeunesse dans mon corps de vieil hibou. »

Chacun de nous pourra, dans la réflexion qu’offre le livre sur la crédulité, ce qui la nourrit, ce qui l’encourage, à substituer à « Amérique » tout objet du discours dominant : insécurité, dette, progrès, immigration, pandémie,… : « Le tout étant pour chacun de choisir avec la plus grande prudence et la plus grande précision l’aspect que prendra dès le début et une fois pour toutes sa crédulité… Moi-même… je me suis efforcé de dénicher au fond de mon âme la crédulité qui m’agrée : une crédulité me laissant en paix, avec laquelle je serai prêt à cohabiter jusqu’à mes derniers jours. Il faut croire que ce choix a été le plus mauvais, puisque ma crédulité m’a vite fait défaut, et s’est échappée de moi, ainsi que s’échappera l’âme de mon corps,… d’ici quelques années… Ma crédulité au loin voyage sans moi, et sans moi s’embarque tout un petit peuple,…sur des navires démembrés, dans l’espoir d’aller faire fortune sous d’autres climats. »

Naissance d’un préjugé, ou bien, comme l’écrivait Flaubert d’une « idée reçue » (Trace 175) : « C’était d’abord un écueil, puis une poignée de rochers affleurant, puis une île, puis un archipel : c’est devenu ensuite une presqu’île rattachée à une autre terre ; à force d’exagération, les menteurs de retour de voyage, les cartographes eux-mêmes et les affairistes, les prêcheurs et les missionnaires ont ensuite transformé cette presqu’île en pays, le pays en continent. »

Chacun peut s’exercer au jeu : « Faire naître des îles sur le papier est un jeu grisant : je m’y suis livré à mon tour pour apprécier l’ivresse que procure la tromperie. »

Mais une condition devrait être imposée à l’imagination, pour lui donner un sens : sortir résolument du cadre plat de nos jours fades : « Ce qui me frappe, ce n’est pas tant la crédulité de mes contemporains que leur austérité dans la crédulité, cet air confiné que prend leur imagination quand une fois pour toutes les inventeurs et les cartographes assignent les rêves à si peu de choses : une poignée d’îles, des indigènes mal famés, et quelques légumes.…les découvreurs du monde nouveau auraient pu nous en rapporter des histoires d’amour jusqu’alors impensables.. Au lieu de cela, il n’est question que de commerce, de mines d’or, de fruits récoltés et revendus, d’investissement et de retour sur investissement. »

Au lieu de cela, et la lecture des quotidiens nous le confirme, nos peurs et nos désirs ne sont que lieux communs : « L’invention du monde nouveau repose sur ce qui semble le fonds commun de nos consciences, à savoir la peur du diable et la joie de tout ce qui brille. »

Le mensonge se reconnaît à son abondance ressassante, comme si repasser sur un dessin le rendait plus vrai, quand au contraire il le rend confus : « Même mon pire ennemi, en la personne de Pierre Martyr d’Anghiera, dont les écrits trop nombreux confirment l’imposture comme une lettre de cachet confirme une sentence, même cet ennemi parle dans ses « Décades » de continent supposé. »

NB : on peut lire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Martyr_d'Anghiera

Il y a dans l’incrédulité une forme de jouissance : « Cet horizon, derrière lequel les promoteurs ont fait émerger des îles, y ont mis des Indiens qui ne sont pas des Indiens,… il m’est arrivé de le regarder sur la plage… je crois que notre incrédulité dure comme de la pierre nous consolait de n’avoir derrière cet horizon, en face, rien d’autre qu’une étendue où se perdre, les uns après les autres. »

Guevara entreprend de déceler l’origine de la tromperie, et sa propagation : « L’invention est une manœuvre espagnole… ce peuple parvient à fomenter le monde nouveau, d’abord discrètement dans leurs cénacles, pour se distraire et se consoler, ensuite ouvertement, par le bouche-à-oreille, en prenant soin de ménager la juste proportion d’affranchis et d’ignorants, car le secret se dilue dans le grand nombre et meurt dans la confidentialité. »

Ce serait le roi ? « Enrique l’Impuissant… sans doute décidé un beau jour de faire exister vers le couchant, à l’autre bout du monde, une plage de sable, une plage vide, à l’image de son propre esprit. »

Ou bien la reine ? : « On pourrait supposer cependant que le mundus novus et son collier d’îles sont une machination de la seule Isabelle, qui ne s’est pas contentée de réinventer l’Office de l’Inquisition… »

Ou bien encore un Italien ? : « Mais, au fond, peut-être l’invention n’est-elle pas exclusivement espagnole, et qu’en-dehors de ce pays se tissent des complots plus exclusivement romains, ou florentins, pour lesquels l’Espagne est seulement la dupe, ou l’outil, et les Rois Catholiques de simples faire-valoir, des représentants de commerce lâchés sur les routes. »

Parmi les Italiens, Pierre Martyr d’Anghiera : « … à l’occasion porte-plume de tous ceux qui ont fomenté, d’abord maladroitement, le mundus novus, tous ceux qui ont intérêt à ce qu’existe une terre alternant des arbres à pain, des fontaines d’or, des indigènes soumis et des oiseaux comme des idées de monstres jetées sur le papier à l’encre de couleur. Pierre Martyr est le petit poète de l’imposture…. » On sera libre de mettre en lieu et place des ces imposteurs ceux qui garnissent habituellement les lucarnes médiatiques de notre société.

En face, le démontage a peu d’atours : « Moi, qui détrompe au lieu d’enjôler, moi qui ai la tâche austère et vaine sans doute de chanter le rien, et le diffuser comme un colporteur, sur mes épaules, moi qui désenchante, je ne saurais pareillement accompagner mes lettres d’échantillons d’épices, et pour cause, car la réfutation n’est pas palpable et n’a aucun goût – la circonspection est fade. »

Toutes ces inventions ne nous manquaient pas : « On se contentait de ces voyageurs qui n’en revenaient jamais, s’engloutissaient Dieu seul sait où, dans quel goulot : d’une certaine façon, on appréciait les récits ne nous parvenant pas, et le silence et l’aventure que suppose cette disparition. »

Mais l’imprimerie existe, et avec elle l’édition : « Depuis des lustres, les éditeurs toujours au bord de la banqueroute passent d’un engouement à l’autre, d’une effervescence à l’autre, et s’attribuent des récits de conquêtes par privilège royal, pour rétablir leurs ventes,… »

Qui en Allemagne : « Dans les ateliers de Waldseemüller notamment : on y rassemble des poètes retirés de leurs auberges et de leur ivrognerie, à qui on abandonne comme par mansuétude le delirium tremens, pour que de leurs fièvres naissent toujours d’autres bestiaires, …d’autres sirènes, qu’il faudra situer sur la carte... », ou qui encore à Florence.

L’hégémonie culturelle exerce son emprise : « C’est probablement ce qui trouble les moins crédules et qui finit par entamer leurs certitudes : ils n’osent pas imaginer que les bulles papales ou les capitulations signées en grande pompe sont fondées sur de la poussière. » Nous lirons bientôt « Dé-civilisation – Les nouvelles logiques de l’emprise », de Roland Gori.

A quoi bon ce continent ? Motifs d’ordre social : « La principale raison à l’invention du monde nouveau serait bien sûr d’envoyer sur mer ce trop plein d’hommes inutiles, qui remplissent nos campagnes, nos villes, et entre les deux les faubourgs, avec la lenteur d’une épidémie de peste… Le monde nouveau et les publicités alléchantes qui en parlent si drôlement invitent tous ces gueux et ces figurants sans emploi et sans mérite à monter sur les rafiots, s’accrocher une voile sur le ventre, et foncer plein ouest, sans démériter… Parce qu’au fond la passion des traîne-misère, fatigués d’être voleurs, fatigués d’attendre, de traire une seule chèvre avant d’aller voir plus loin si le salaire est meilleur, c’est de croire enfin pouvoir s’en aller d’ici. »

Motifs d’ordre géopolitique : « Il n’y a pas beaucoup d’audace à parier que ce monde nouveau, élaboré au sec dans les palais de Séville, avec peut-être la complicité mi-amusée mi-jalouse du Portugal, ennemi de passage, allié de circonstance, sert avant tout à ébranler Venise, à moitié rongée déjà, et la narguer en situant des îles plantureuses hors de sa portée… »

Quoiqu’il en soit, émettre une promesse , comme celle qu’a exercé pendant longtemps le mot progrès : « Le monde nouveau est une promesse, prononcée ici-même, sur ces terres, et aujourd’hui : le monde nouveau ce serait le lendemain sans cesse attendu mais qui dans les faits n’arrive jamais, uisque seul un autre aujourd’hui, avec l’aube, avec les matines, avec le glas, les maraîchers, le pain sec et les olives noires, se manifeste, comme d’habitude sous un ciel voilé. »

Fallait-il en plus fabriquer des preuves ? : « L’invention du monde nouveau et des îles inutiles supposait l’invention de preuves, confectionnées de ce côté-ci de la terre, sur le continent, dans les colonies du Portugal peut-être, mais ramenées toujours à bon port ; il est impossible de faire exister là-bas un pays de brume et de fantômes et de reflets dorés sans faire échouer sur nos plages des rebuts exotiques mais palpables. » . On se souvient des fameuses preuves d’armes de destruction massive en Irak.

Mais les preuves mêmes sont inutiles : la machine tourne d’elle-même : « L’affaire, finalement, s’est si bien engagée que par enchantement tout ce qui advient confirme l’invention … y compris ce qui en d’autres temps aurait dû réfuter l’imposture. »

Comment parler à ceux qu’abusent une Meloni, une Le Pen ? : « Le plus difficile, sire, n’est pas de contredire les rusés, qui s’enrichissent auprès des cours et perpétuent le mensonge, le plus difficile est de contredire les dupes, qui ont beaucoup à perdre avec cette invention mais auraient davantage à perdre avec ma « Réfutation » : leur amour-propre par exemple. »

Comment défendre une vérité scientifique, par exemple sur le réchauffement climatique ? « La vérité a le défaut d’être prudente, circonspecte, et de se taire puisque le silence est son mode le moins impur, elle a le défaut de se présenter sous la forme d’une question et de s’exprimer au conditionnel ; cette vérité faite de silence timoré, de temps, de question et d’ébauches échoue face au mensonge qui est vif, performatif, incontestable comme une tare… »

Dans la postface, Senges s’amuse à mettre en doute la fable même qu’il a forgée : et si Guevara n’avait pas écrit la Réfutation ? Il évoque comme auteurs possibles Amerigo Vespucci puis la reine Jeanne, dite la Folle. Puis il assène : « Le texte de la « Réfutation » nous laisse par moments entrevoir l’existence d’un Antonio de Guevara sans tête ni buste : la « Réfutation majeure » serait le livre d’un auteur qui ne l’a pas écrit. », dissolvant nos ultimes certitudes. Mais « L’« utopie de la certitude » consiste en ceci : tout sécuriser, puis assurer la sempiternelle répétition de tout ce qui a été sécurisé » : https://lundi.am/Contre-la-certitude-sauver-l-attente

De ce texte, jouant avec les mille reflets d’une grande érudition et d’une langue joueuse, j’extrairai volontiers pour conclure, ceci : « Si l'imposture réussit, c'est une démission des autres. En tant qu'usurpateur, un roi est en quelque sorte le dépositaire d'une défaite collective. », plus proche cette fois de La Boétie, que de Montaigne.

Prochaine destruction en compagnie de Pierre Senges : la ville de Paris. Un indice, cette citation de Marie-Paule Nougaret : «  La nature pousse dans les fissures du béton. »

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