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Billet de blog 22 février 2025

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Trace 434-Raoul Vaneigem 1

« Où le pouvoir échoue à paralyser par les contraintes, il paralyse par suggestion : en imposant à chacun des béquilles dont il s'assure le contrôle et la propriété. Somme de médiations aliénantes, le pouvoir attend du baptême cybernéticien qu'il le fasse accéder à l'état de totalité." Vaneigem en 1967.

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Ces temps-ci, les puissants exagèrent. Exagérons, nous aussi, en compagnie de Raoul Vaneigem.

« Exagérer, c’est commencer d’inventer » disait un mur, en 1968. «Exagérer, voilà l’arme » répondait un autre.

Avant d’interroger avec Vaneigem une « INTERNATIONALE DU GENRE HUMAIN » (1998), relisons, plus de 50 ans après une première lecture fiévreuse, le « TRAITE DE SAVOIR –VIVRE A L’USAGE DES JEUNES GENERATIONS » (1967).De quoi s’agit-il, dans l’un comme dans l’autre livre ? De précipiter la fin d’une civilisation, pour en inventer une autre. Ce que nous tentons de faire ici.

De fait, Vaneigem précise d’emblée : « Le monde est à refaire : tous les spécialistes de son reconditionnement ne l'empêcheront pas. De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut n'être pas compris. »

Ayant l’art de la formule, des extraits de son livre, comme le suivant, garniront les murs de 68 : « La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit désormais les limites de la vieille lutte des classes. Elle la renouvelle et l'aiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. NOUS NE VOULONS PAS D'UN MONDE OU LA GARANTIE DE NE PAS MOURIR DE FAIM S'ECHANGE CONTRE LE RISQUE DE MOURIR D'ENNUI. »

On sait l’influence de Henri Lefebvre, un des premiers à parler de « société de consommation » sur le mouvement situationniste : «Le bon sens de la société de consommation a porté la vieille expression «voir les choses en face» à son aboutissement logique : ne voir en face de soi que des choses. »

Cela que Vaneigem entend détruire : « Toute une éthique fondée sur la valeur marchande, l'utile agréable, l'honneur du travail, les désirs mesurés, la survie, et sur leur contraire, la valeur pure, le gratuit, le parasitisme, la brutalité instinctive, la mort, voilà l'ignoble cuvée où les facultés humaines bouillonnent depuis bientôt deux siècles. Voilà de quels ingrédients sûrement améliorés les cybernéticiens méditent d'accommoder l'homme futur. »

Ces exhortations me faisaient un fort effet : «  La barque de l'amour se brise contre la vie courante…. Es-tu prêt, afin que jamais ton désir ne se brise, es-tu prêt à briser les récifs du vieux monde ?

Ainsi que cet appel à la joie : « Le lamento dont la trame unifie les conversations les plus diverses a si bien perverti la sensibilité qu'il passe pour la tournure la plus commune des dispositions humaines. Là où il n'est pas accepté, le désespoir tend le plus souvent à n'être plus perceptible. LA JOIE ABSENTE DEPUIS DEUX SIECLES DE LA MUSIQUE EUROPEENNE SEMBLE N'INQUIETER PERSONNE, C'EST TOUT DIRE. Consommer, consumer : la cendre est devenue norme du feu. »

Vaneigem, retrouvant ici William Morris (Trace 72), oppose et opposera toujours travail et création : « L'obligation de produire aliène la passion de créer. Le travail productif relève des procédés de maintien de l'ordre. Le temps de travail diminue à mesure que croît l'empire du conditionnement... Dans une société industrielle qui confond travail et productivité, la nécessité de produire a toujours été antagoniste au désir de créer. Que reste-t-il d'étincelle humaine, c'est-à-dire de créativité possible, chez un être tiré du sommeil à six heures chaque matin, cahoté dans les trains de banlieue, assourdi par le fracas des machines, lessivé, bué par les cadences, les gestes privés de sens, le contrôle statistique, et rejeté vers la fin du jour dans les halls de gares, cathédrales de départ pour l'enfer des semaines et l'infime paradis des week-ends, où la foule communie dans la fatigue et l'abrutissement ? » 

Le bonheur frelaté qu’on nous vend : « Le visage du bonheur a cessé d'apparaître en filigrane dans les œuvres de l'art et de la littérature depuis qu'il s'est multiplié à perte de vue le long des murs et des palissades, offrant à chaque passant particulier l'image universelle où il est invité à se reconnaître… Le bonheur n'est pas un mythe, réjouissez-vous, Adam Smith et Bentham Jérémie ! «Plus nous produirons, mieux nous vivrons», écrit l'humaniste Fourastié, tandis qu'un autre génie, le général Eisenhower, répond comme en écho : «Pour sauver l'économie, il faut acheter, acheter n'importe quoi.» Production et consommation sont les mamelles de la société moderne. Allaitée de pareille façon, l'humanité croît en force et beauté : élévation du niveau de vie, facilités sans nombre, divertissements variés, culture pour tous, confort de rêve. »

Vaneigem date de la Révolution française le début d’une autre ère : « On allait désormais vivre moins de haine que de mépris, moins d'amour que d'attachement, moins de ridicule que de stupidité, moins de passions que de sentiments, moins de désirs que d'envie, moins de raison que de calcul et moins de goût de vivre que d'empressement à survivre. La morale du profit, parfaitement méprisable, remplaçait la morale de l'honneur, parfaitement haïssable ; au mystérieux pouvoir du sang, parfaitement ridicule, succédait le pouvoir de l'argent, parfaitement ubuesque. Les héritiers de la nuit du 4 août élevaient à la dignité de blason le compte en banque et le chiffre d'affaires, comptabilisant le mystère. »

Ere dominée par l’idée de valeur marchande : « Le don-sacrifice, le potlatch, - ce jeu d'échange et de qui-perd-gagne où l'ampleur du sacrifice accroît le poids du prestige - n'avait guère de place dans une économie de troc rationalisé. Chassé des secteurs dominés par les impératifs économiques, il va se trouver réinvesti dans des valeurs telles que l'hospitalité, l'amitié et l'amour, officiellement condamnés à disparaître à mesure que la dictature de l'échange quantifié (la valeur marchande) colonise la vie quotidienne et la transforme en marché. »

Dès les années 1960, la cybernétique pointait son nez : « Le collier d'attelage, la machine à vapeur, l'électricité, l'énergie nucléaire surgissant, il faut bien l'avouer, presque accidentellement, perturbaient et modifiaient l'infrastructure des sociétés. Il serait vain d'attendre aujourd'hui de forces productives nouvelles qu'elles bouleversent les modes de production. L'épanouissement des techniques a vu naître une super-technique de synthèse, aussi importante peut-être que la communauté sociale, cette première synthèse technicienne fondée à l'aube de l'humanité. Plus importante même, car, arrachée à ses maîtres, il est possible que la cybernétique libère les groupes humains du travail et de l'aliénation sociale.»

Vaneigem entrevoir une IA, sous forme de crocodiles, c’est dire : « Toute la souplesse de la synthèse cybernéticienne ne réussira jamais à dissimuler qu'elle n'est que la synthèse dépassante des différents gouvernements qui se sont exercés sur les hommes ; et leur stade ultime. Comment masquerait-elle la fonction aliénante qu'aucun pouvoir n'a pu soustraire aux armes de la critique et à la critique des armes ? LE PAGAYEUR N'A QUE FAIRE DE CROCODILES PLUS INTELLIGENTS. En fondant le pouvoir parfait, les cybernéticiens vont promouvoir l'émulation et la perfection du refus. Leur programmation des techniques nouvelles se brisera sur ces mêmes techniques, détournées par une autre organisation. Une organisation révolutionnaire. »

Il faut reconnaître à Vaneigem une belle préscience : « Où le pouvoir échoue à paralyser par les contraintes, il paralyse par suggestion : en imposant à chacun des béquilles dont il s'assure le contrôle et la propriété. Somme de médiations aliénantes, le pouvoir attend du baptême cybernéticien qu'il le fasse accéder à l'état de totalité. Mais il n'y a pas de pouvoir total, il n'y a que des pouvoirs totalitaires. »

Avertissement : « L'organisation technique ne succombe pas sous la pression d'une force extérieure. Sa faillite est l'effet d'un pourrissement interne. Loin de subir le châtiment d'une volonté prométhéenne, elle crève au contraire de ne s'être jamais émancipée de la dialectique du maître et de l'esclave. Même s'ils régnaient un jour, les cybernéticiens gouverneraient toujours trop près du bord. »

C’est le règne du quantitatif : « Le système des échanges commerciaux a fini par gouverner les relations quotidiennes de l'homme avec lui-même et avec ses semblables. Sur l'ensemble de la vie publique et privée, le quantitatif règne. »

Et donc, de la réification : « A la cadence où les impératifs économiques s'approprient les sentiments, les passions, les besoins, payant comptant leur falsification, il ne restera bientôt plus à l'homme que le souvenir d'avoir été. Comment la vraie joie tiendrait-elle dans un espace-temps mesurable et mesuré ? Même pas un rire franc. Tout au plus l'épais contentement de celui-qui-a-pour-son-argent, et existe à ce taux. Il n'y a de mesurable que l'objet, c'est pourquoi tout échange réifie. »

Quand l’IA base ses propos sur les statistiques, les transformant en vérité absolue, qu’est-ce d’autre que ceci ? : « En fait, l'idéologie tire son essence de la quantité, elle n'est rien qu'une idée reproduite un grand nombre de fois dans le temps (le conditionnement pavlovien) et dans l'espace (la prise en charge par les consommateurs). »

 Mais Vaneigem ouvre aussi des perspectives : «  De l'ennui peut naître à chaque instant l'irrésistible refus de l'uniformité. Les événements de Watts, de Stockholm et d'Amsterdam ont montré de quel prétexte infime pouvait jaillir le trouble salutaire. Quelle quantité de mensonges réitérés un seul geste de poésie révolutionnaire, n'est-il pas capable d'anéantir ? De Villa à Lumumba, de Stockholm à Watts, l'agitation qualitative, celle qui radicalise les masses parce qu'elle est issue du radicalisme des masses, corrige les frontières de la soumission et de l'abrutissement. » NB : « Particulièrement violentes, et marquées par le slogan « Burn baby burn » (« brûle, bébé, brûle »), les émeutes de Watts, à Los Angeles, en août 1965 entraînent l'intervention de l'armée. Il y aura 34 morts.

 Que nous reste-t-il ? « Le sentiment de vivre en symbiose avec les forces cosmiques - ce sens du simultané - révélait aux Anciens des joies que notre écoulement dans le monde est bien en peine de nous accorder. Que reste-t-il d'une telle joie ? Le vertige de passer, la hâte de marcher au même pas que le temps. Etre de son temps, comme disent ceux qui en font commerce. »

 Qu’est-ce que le situationnisme ? « Fédérer les instants, les alléger de plaisir, en dégager la promesse de vie, c'est déjà apprendre à construire une «situation».»

Du boulot en vue : « Reconstruire la vie, rebâtir le monde : une même volonté. »

 Exagérer, vous disais-je … « Nous étions nés pour ne jamais vieillir, pour ne mourir jamais. Nous n'aurons que la conscience d'être venus trop tôt ; et un certain mépris du futur qui nous assure déjà une belle tranche de vie. »

Tout est vivant ! « Dans un monde où tout est vivant, y compris les arbres et les pierres, il n'y a plus de signes contemplés passivement. Tout parle de joie. Le triomphe de la subjectivité rendra la vie aux choses ; et que les choses mortes dominent aujourd'hui insupportablement la subjectivité, n'est-ce pas, au fond, la meilleure chance historique d'arriver à un état de vie supérieur ? Verra-t-on les hommes renouer avec le cosmique un dialogue assez semblable à celui que durent connaître les premiers habitants de la terre, mais le renouer cette fois à l'étage supérieur, à l'étage surplombant la préhistoire, sans le respectueux tremblement des primitifs désarmés devant son mystère ? »

Suite de : «Vous foutez-vous de nous ?» Vous ne vous en foutrez pas longtemps » (Adresse des Sans-Culottes de la rue Mouffetard à la Convention, 9 décembre 1792.) : «  A Los Angeles, à Prague, à Stockholm, à Stanleyville, à Turin, à Mieres, à Saint-Domingue, à Amsterdam, partout où le geste et la conscience du refus suscitent de passionnants débrayages dans les usines d'illusions collectives, la révolution de la vie quotidienne est en marche. »

Dépasser le travail, l’échange, l’Etat , voilà le programme : «Dans le moment insurrectionnel, et donc aussi dès maintenant, les groupes révolutionnaires devront poser globalement les problèmes imposés par la diversité des circonstances, de même que le prolétariat les résoudra globalement en se défaisant. Citons entre autres : comment dépasser concrètement le travail, sa division, l'opposition travail-loisir (problème de la reconstruction des rapports humains par une praxis passionnante et consciente touchant tous les aspects de la vie sociale, etc.) ? Comment dépasser concrètement l'échange (problème de la dévalorisation de l'argent, y compris de la subversion par la fausse monnaie, des relations détruisant la vieille économie, de la liquidation des secteurs parasitaires, etc.) ? Comment dépasser concrètement l'Etat et toute forme de communauté aliénante (problème de la construction de situations, des assemblées d'autogestion, d'un droit positif cautionnant toutes les libertés et permettant la suppression des secteurs retardataires, etc.) ? Comment organiser l'extension du mouvement au départ de zones-clés afin de révolutionner l'ensemble des conditions établies partout (auto-défense, rapports avec les régions non libérées, vulgarisation de l'usage et de la fabrication d'armes, etc.) ? »

 On arrive à la conclusion de l’ouvrage : « La longue révolution nous achemine vers l'édification d'une société parallèle, opposée à la société dominante et en passe de la remplacer ; ou mieux, vers la constitution de micro-sociétés coalisées, véritables foyers de guérilla, en lutte pour l'autogestion généralisée. La radicalité effective autorise à toutes les variantes, est la garantie de toutes les libertés. Les situationnistes n'arrivent donc pas face au monde avec un nouveau type de société : voici l'organisation idéale, à genoux ! Ils montrent seulement en combattant pour eux-mêmes, et avec la plus haute conscience de ce combat, pourquoi les gens se battent vraiment, et pourquoi la conscience d'une telle bataille doit être acquise. » (1963-1965).

Nous verrons comment Vaneigem, exclu par Debord de l’Internationale Situationniste (je n’arbitrerai pas !), continue à écrire, intégrant à son discours des données relatives à l'état de la planète.

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