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Billet de blog 22 avril 2025

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Carte 447-Fictions 2

"En même temps que Pierre Senges reboise les banlieues sans âme, il repeuple l’imaginaire du lecteur, reconstituant les défenses de son vocabulaire assiégé par le langage sclérosé de la télévision, de la radio, de la publicité. Le territoire mental sur lequel on peut s’ébattre grandit à mesure que, dans le livre, l’empire de la végétation s’étend à travers la ville." Mona Chollet

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Dans un récent entretien, Marie-Paule Nougaret, autrice de « La Cité des plantes » (2010) glisse, en signe d’espoir : « La nature pousse dans les fissures du béton. » Le personnage du « jardinier adventice » que met en scène Pierre Senges dans le roman « RUINES-DE-ROME » (2002) semble inspiré par cet aphorisme, et pourrait aussi avoir lu le « Petit traité du jardin punk » (2018) d’Eric Lenoir, ou bien le « Manifeste pour le Tiers paysage »(2004) de Gilles Clément. Sauf que le roman a précédé ces ouvrages : vertige de la fiction.

Nous avons par moments ici, voulu faire de Paris une bambouseraie géante, rêvé d’aéroports transformés en lycées agricoles, ou de tours de bureaux devenus jardins superposés, et fait aussi le procès des métropoles (Trace 123), mais sans souhaiter cependant la fin de toute ville : ces Cartes sont, entre autre, préludes à de nouvelles villes, différentes en tout point des existantes.

Les ruines-de-Rome, ou cymbalaires des murs, sont des plantes très fréquentes sur les murs de Rome, où, profitant des ruines, elles n’en sont certes la cause.  Mais c’est à Paris que s’attaque le « jardinier adventice », mû par une passion pour l’Apocalypse, et sans doute une certaine misanthropie.

On peut trouver ici : https://www.peripheries.net/article255.html de larges extraits de  la recension que Mona Chollet fit, dès 2002, du livre,  qui dit tout, mieux que je ne saurai le dire :

LA SUBVERSION PAR LES PLANTES

« C’est l’histoire d’un paisible et solitaire employé du cadastre qui, à la veille de la retraite, se met « à imaginer, comme d’autres rêvent d’accouplements, diverses formes de sédition ». Un noyau de pêche recraché sur le chemin du travail, et qui avait pris racine, lui a donné à méditer. Lui qui jusque-là trompait son ennui par des rituels dérisoires consacre désormais ses nuits et tout son temps libre à un dessein secret : il se fait patient jardinier de l’Apocalypse, semant dans les moindres failles de la civilisation urbaine les graines qui saperont ses bases et l’enseveliront sous un exubérant chaos végétal.

Le narrateur de Pierre Senges ne veut pas qu’on se méprenne : son but est bien d’en finir, et non de refaire de la planète un Eden inviolé…. Sa vision des plantes est tout sauf idyllique : il les aime glauques et vaseuses autant que primesautières et évanescentes - tant que ça pousse... La pollution ne le dérange pas, au contraire : il trouve très intéressantes les herbes nitrophytes qui prolifèrent à proximité des décharges et des cheminées d’usines. C’est qu’« être de mauvais augure aide à prendre la vie du bon côté », aussi. Cependant, il sait qu’il doit faire preuve d’un minimum d’hypocrisie s’il ne veut pas attirer les soupçons sur ses étranges activités : « Le jardinier devra faire en sorte que chacun, se trompant, assimile son apocalypse aux jardins de Cythère ou d’Adonis, aux banquets de rose et de miel : il devra, comme ces petits trafiquants en quête de couverture honorable, dissimuler son apocalypse derrière des utopies agraires - peut-être aussi : écologiques, hippies, prêchant le naturel pour semer le poison. »

On n’arrive pas à considérer l’entreprise comme criminelle, encore moins à s’en indigner. Bien au contraire : la lecture de Ruines-de-Rome procure un plaisir incroyable. La perspective de voir réintroduire du jeu et de l’imprévu dans un quotidien morne, et se gripper les rouages d’une société peu satisfaisante, a toujours quelque chose d’excitant, que le rôle joué par la végétation porte ici à son paroxysme. Rien à faire : le narrateur a beau dire « cataclysme », on entend « paradis ». Ce paradis, le héros de Pierre Senges en fait d’ailleurs lui-même une évocation sublime.

Parce qu’elle fait vibrer la corde de cette nostalgie du paradis originel, l’idée de voir la nature « reprendre ses droits », selon l’expression consacrée, correspond semble-t-il à un fantasme bien ancré, qu’aucun romancier avant Pierre Senges n’avait si bien identifié et exploité - du moins à notre connaissance. Agencé comme un inventaire dont chaque micro-chapitre est placé sous le signe d’un nom de plante (« pomme-reinette-clochard », « saxifrage des endroits ombreux », « herbe-aux-teigneux », « haricot candide », « crachat-de-lune », « ail à trois angles », « désespoir du peintre »... ou « ruine-de-Rome »), le récit n’avance d’ailleurs pas tant chronologiquement que dans le sens du recensement et de l’exploration minutieuse des divers agréments procurés - en réalité ou en imagination, on ne sait pas très bien - par le déploiement de ce plan insidieux. Oui, le héros de Senges fomente bien une prise de pouvoir du règne végétal « comme d’autres rêvent d’accouplements », et il nous fait partager la volupté infinie qu’il en éprouve.

 En assignant à la langue la fonction d’exorciser le fantasme, il lui donne un statut particulier, presque magique : dire la chose, c’est la convoquer, la caresser, la faire exister. Pour l’insurgé, tous ces noms littéralement inouïs, surprenants, poétiques, dont la puissance d’évocation rend le livre si touffu, valent presque autant que les plantes qu’ils désignent. Il le suggère lui-même : « Ouvrir à n’importe quelle page un dictionnaire des plantes sauvages suffit pour offrir au jardinier, presque exhaustive, presque disponible comme une pluie qu’une simple prière appelle, un troupeau de serviteurs fidèles, ou d’alliés potentiels, de ressources apparemment inépuisables. » Du coup, sa langue a la même densité, la même diversité que les jungles qu’il sème ; en même temps qu’il reboise les banlieues sans âme, il repeuple l’imaginaire du lecteur, reconstituant les défenses de son vocabulaire assiégé par le langage sclérosé de la télévision, de la radio, de la publicité. Le territoire mental sur lequel on peut s’ébattre grandit à mesure que, dans le livre, l’empire de la végétation s’étend à travers la ville.

Le plus troublant est que, si ses agissements sont une menace très sérieuse pour l’ordre établi, à aucun moment ils ne se démarquent d’un aimable passe-temps : « Même si l’on me surprend, main au panier ou dans le sac, l’index trempé dans le pollen d’une angélique, occupé à féconder en tout bien tout honneur une pervenche du jardin des Plantes, même si l’on trouve dans mes poches les restes évidents de mes forfaits (boutures, boutons, rejetons, broutilles), même si un légiste malicieux parvient à trouver dans la forme d’une greffe un style qui m’est propre, (...) malgré tout cela, preuves, flagrant délit, recel et pièces à conviction, je demeurerai innocent, ne resterai pas au poste le temps de voir faner la fleur que, par défi ou en signe de ralliement de moi-même à moi-même, j’accroche tous les matins à ma boutonnière. » Il se contente de faire chaque jour ce qu’il a à faire, ce qu’il a envie de faire, sans jamais forcer le cours des choses : « Ma mutinerie ressemble à une promenade quotidienne. »

Bien sûr, il lui arrive parfois d’observer les premiers résultats de son action : il voit « la chaussée soulevée à la périphérie des platanes, des murs ébranlés par le sceau-de-Salomon, des guérites envahies de fumeterre, des rues livrées à l’épilobe, un terrain de golf en faillite (son green navré par le persil-des-fous) - des cheminées d’où pendent des lianes ramenées du Brésil et que personne (pas même moi peut-être) n’estimait pouvoir acclimater aux vents du Nord ». Mais il se préoccupe davantage de semer que de récolter. Il s’en remet au hasard, à l’imprévu, à la capacité de ce qu’il sème à grandir tout seul. Ce fatalisme est même la condition de sa réussite : « La désinvolture est ma main verte. » Aimant rêver en palpant « un sachet encore intact, encore vierge, contenant une forêt sous la forme de poudre sèche », il renonce volontiers à contrôler les tenants et les aboutissants de son action : « Pour se croire maître des événements il faut sans doute frustrer sa curiosité. » Décidé à débarrasser ses semblables de leurs velléités utilitaristes et mégalomaniaques, il leur prépare un monde où « se perdre sera l’unique façon de marcher ».

Si, encore une fois, on assimile les plantes à des mots, alors ses « semailles à grand vent » ressemblent à des bouteilles à la mer. Lui-même fait la comparaison : il évoque ses jardins « bientôt universels (répandus comme des rumeurs - à la même vitesse et de façon aussi étale) ». Ce « cheminement » qui l’obsède peut être celui d’une graine, mais aussi celui d’une information, d’une idée. »

Mona Chollet

« La Réfutation majeure », du même Senges, (Trace 446) a été aussi  prétexte à analyser le cheminement d’un message, ce qui n’est pas un hasard.

 Le Paris que décrit Senges fera penser aux images qu’a composées Chris Morin-Eitner d’un Paris sous les lianes et les palmes, mais aussi au Paris inondé, en couverture de « La cosmologie du futur » d’Alessandro Pignocchi, dont le récent essai « PERSPECTIVES TERRESTRES » (2025) vient de sortir. J’en recommande la lecture, et en parlerai bientôt.

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