La Trace 47, sur le thème de l’interculturalité, s’achevait sur un dialogue à travers le temps entre Michel Montaigne et Edouard Glissant.
Comment ne pas s’enfermer dans ces questions d’identité ? Nous songions alors à Glissant.
Outre maintes études sur Glissant, mort voici 10 ans, nous nous réfèrerons ici à deux de ses essais :
« Poétique de la Relation – Poétique III » (1990)
« Traité du Tout-Monde – Poétique IV»(1997)
« Je vous présente en offrande le mot créolisation, pour signifier cet imprévisible de résultantes inouïes, qui nous gardent d’être persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives. »TTM
Ce concept de créolisation, qui est sien, Glissant le défend, le précise, le façonne peu à peu au cours d’interventions , d’écrits divers, rassemblés dans ces deux livres.
Hélas, la leçon de Montaigne est bien oubliée, précise Glissant :
« A l’ère du positivisme triomphant, la conception de la culture est monolithique : il y a culture partout où le raffinement civilisationnel a mené à l’humanisme. Ainsi conçue, la culture se présente comme le pur abstract, l’essence de ce mouvement vers un idéal. Ceux qui y accèdent sont les pilotes et les garants du mouvement. Ils enseignent au reste du monde. Oublié, passé à la trappe, étouffé pour plus de trois siècles, le relativisme de Montaigne. »PR
Glissant puise dans ce que Deleuze et Guattari ont développé sur le concept de rhizome : ce sera l’un de ses points d’appui : « Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement./…/La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre. » PR
Identité-racine ?
« L’identité-racine :
Est lointainement fondée dans une vision, un mythe, de la création du monde.
Est sanctifiée par la violence cachée d’une filiation qui découle avec rigueur de cet épisode fondateur.
Est ratifiée par la prétention à la légitimité, qui permet à une communauté de proclamer son droit à la possession d’une terre, laquelle devient ainsi territoire.
Est préservée, par la projection sur d’autres territoires qu’il devient légitime de conquérir – et par le projet d’un savoir.
L’identité-racine a donc ensouché la pensée de soi et du territoire, mobilisé la pensée de l’autre et du voyage. »PR
Ou identité-relation, rhizomatique ?
« L’identité-relation :
Est liée, non pas à une création du monde, mais au vécu conscient et contradictoire des contacts de culture.
Est donnée dans la trame chaotique de la Relation et non pas dans la violence cachée de la filiation.
Ne conçoit aucune légitimité comme garante de son droit, mais circule dans une étendue nouvelle.
Ne se représente pas une terre comme un territoire, d’où on projette vers d’autres territoires, mais comme un lieu où on « donne-avec » en place de « com-prendre »
L’identité-relation exulte la pensée de l’errance et de la totalité. »PR
Un autre point d’appui, essentiel, est l’inscription de la vie et de l’œuvre de Glissant dans le monde de la Caraïbe :
« Ce qui s’est passé dans la Caraïbe, et que nous pourrions résumer dans le mot de créolisation, nous en donne l’idée le plus approchée possible. Non seulement une rencontre, un choc (au sens ségalénien), un métissage, mais une dimension inédite qui permet à chacun d’être là et ailleurs, enraciné et ouvert, perdu dans la montagne et libre sous la mer, en accord ou en errance. » PR
« Si nous posons le métissage comme en général une rencontre et une synthèse entre deux différents, la créolisation nous apparaît comme le métissage sans limites, dont les éléments sont démultipliés, les résultantes imprévisibles. La créolisation diffracte, quand certains modes de métissage peuvent concentrer une fois encore./…/ Son symbole le plus évident est dans la langue créole, dont le génie est de toujours s’ouvrir…
La créolisation emporte ainsi dans l’aventure du multilinguisme et dans l’éclatement inouï des cultures. Mais l’éclatement des cultures n’est pas leur éparpillement, ni leur dilution mutuelle. Il est le signe violent de leur partage consenti, non imposé. » PR
Créolisation, c’est langue, et c’est musique.
C’est langue :
« Le mouvement linguistique de la créolisation a procédé par décantations successives, très rapide, en hiatus, de ces apports ; la synthèse qui en est résulté n’a jamais été fixe dans les termes, tout en ayant affirmé dès le départ sa pérennité dans les structures. Autrement dit, le texte créole ne s’est jamais linguistiquement donné pour un édit ou un relais…
Il faut, pour réaliser ce que représente de revendiquer ainsi un parler créole, lire par exemple le délicieux « Une enfance créole – Chemin d’école » (1994) de Patrick Chamoiseau :
« Plus que jamais, le Maître abominait le créole. Il y voyait la source de ses maux et l’irrémédiable boulet qui maintiendrait les enfants dans les bagnes de l’ignorance. Il sommait les parents de soustraire leur engeance aux infections de ce sabir de champs-de-cannes … » PC
Et c’est musique (voir Traces 48) :
« On comprend que c’est là un univers où tout cri fait évènement. La nuit des cases a enfanté cet autre énorme silence d’où la musique, incontournable, d’abord chuchotée, enfin éclate en ce long cri. Cette musique est spiritualité retenue, où le corps s’exprime soudain. D’un bord à l’autre de ce monde, la mélopée, hachée par les interdits, libérée par toute la poussée des corps, produit son langage. Ces musiques nées du silence, negro spirituals et blues, continuées dans les bourgs et les villes grandissantes, jazz, biguines et calypsos, éclatées dans les barrios et les favelas, salsas et reggaes, rassemblent en une parole diversifiée cela qui était crûment direct, douloureusement ravalé, patiemment différé.
Ce concept, né en un lieu, et dans des circonstances liées à l’esclavage, Glissant le voit comme décrivant, par extension, un état du monde et devient donc quelque chose qui nous concerne tous :
Dans l’entretien qu’il donne au Monde en 2005, Glissant résume ainsi ce que nous venons de lire :
« Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l'homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. L'Identité-relation, ou l'"identité-rhizome" comme l'appelait Gilles Deleuze, semble plus adaptée à la situation. C'est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre en cause l'unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l'étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s'identifie. Mais nous devons changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l'autre. » EG-2005
Comme l’écrit l’historienne Myriam Cottias dans « Edouard Glissant, de la mondialisation au tout-monde » (2011) : « La créolisation est un outil conceptuel reposant sur des données matérielles et sur l’imaginaire (une façon, des façons, de rêver le monde) qui permettent de penser à la fois l’avenir mais aussi de réinterpréter et de transformer les formes du passé. »MC
Penser l’avenir, c’est ce qui nous occupe, justement, ici.
Nous retrouverons Glissant, et le Tout-Monde, dans le prochain texte.