Suivons encore Edouard Glissant, cette fois à travers la lecture du « Traité du Tout-Monde – Poétique 4 »(1997), dans une définition et développement du concept de créolisation, ce qu’il appelle son « offrande » : « J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre.
Les caractéristiques en seraient :
La vitesse foudroyante des interactions mises en œuvre.
La « conscience de la conscience » que nous en avons.
L’inter-valorisation qui en provient et qui rend nécessaire que chacun réévalue pour soi les composantes mises en contact.
L’imprédictibilité des résultantes.
Les exemples de créolisation sont inépuisables et on observe qu’ils ont d’abord pris corps et se sont développés dans des situations archipéliques plutôt que continentales.
Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise. »
A l’occasion du congrès des Ville-refuges, ce qui n’est pas un hasard, en mars 1997, il dira, pour illustrer le terme : « Il paraît contradictoire d’employer ce terme, une Poétique, à propos d’une entreprise, le réseau des Villes refuges, qui a requis et qui nécessite encore tant d’aménagements administratifs, de décisions institutionnelles et appelle à surmonter tant de barrières dressées par les usages, la règle de l’ordinaire ou tout simplement l’habitude. Mais je me porterai à cette audace.
Car il ne s’agit pas ici et seulement d’une démarche humanitaire, quoique la chose eût pu se suffire. La Ville-refuge n’est pas comme un asile de charité, elle entretient avec l’hôte qu’elle a choisi d’accueillir des rapports de connaissance mutuelle, de découverte progressive, d’échange de long terme, qui font de cet exercice véritablement militant, une participation active au rendez-vous généralisé « du donner et du recevoir ».TTM
Nous partageons les inquiétudes, qu’il formule ici, et qui n’ont fait depuis que se confirmer :
« Nous savons désormais que toute culture qui s’isole et se referme, peu à peu verse dans le mal-être et l’inconfort, dans ce déséquilibre d’autant plus taraudant qu’on ne lui reconnaît aucune explication plausible. L’individu y est comme un four surchauffé, que rien n’éteint.
Le plus terrifiant alors, beaucoup plus que les vociférations et les haines jetées à la figure, est le quotidien « normal », tranquille et bon enfant, bien refermé sur lui-même, des affirmations d’exclusion et de refus de l’autre. Contre ce ronron de l’horreur, ceux qui ont vocation de dire maintiennent la vivacité de la parole, qu’ils font courir partout au monde. » TTM
Ce que porte cette recherche, et le pourquoi de cette rencontre avec Glissant, gagne en clarté à l’énoncé de ces quelques paroles : « Parce que par exemple nous commençons à peine de concevoir qu’il est grande barbarie à exiger d’une communauté d’immigrés qu’elle « s’intègre » à la communauté qui la reçoit. La créolisation n’est pas une fusion, elle requiert que chaque composante persiste, même alors qu’elle change déjà. L’intégration est un rêve centraliste et autocratique. La diversité joue dans le lieu, court sur les temps, rompt et unit les voix (les langues)./…/ La beauté d’un pays grandit de sa multiplicité. » TTM
Les freins sont nombreux, il le sait : il n’y a rien que de l’imprévisible dans la créolisation, et c’est là sans doute ce qui fait peur, jusqu’au refus violent : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. On prévoira ce que donnera le métissage, mais non pas une créolisation. Celle-ci et celui-là, dans l’univers de l’atavique, étaient réputés produire une dilution de l’être, un abâtardissement. Un autre imprévu est que ce préjugé s’efface lentement, même s’il s’obstine dans des lieux immobiles et barricadés. » TTM
Il nous plaît d’imaginer, avec Glissant, que ce que nous voyons du côté du rappel à l’identitaire, n’est qu’un dernier soubresaut : « « Regardez cependant, l’Histoire n’en finit pas de ressasser ces rappels à l’identitaire, incarné dans un territoire …etc. »
-Ce sont-là les derniers sauvages éclats du retour du refoulé identitaire. Plus le déroulé de la Relation est avéré, plus la créolisation grandit, plus s’exacerbent à folie ceux-là qui sont affolés de ce mouvement du monde. » TTM
Il s’agit là de pressentiments, comme le reconnaît Glissant :
« Les quelques pressentiments qui m’ont donné d’écrire et que j’ai sans cesse transcrits, ou trahis par insuffisance, dans l’écriture : La pensée du métissage, de la valeur tremblante non pas seulement des métissages culturels mais, plus avant, des cultures de métissage, qui nous préservent peut-être des limites ou des intolérances qui nous guettent, et nous ouvriront de nouveaux espaces de relation./…/
Et ces raisons, que nous avons arrachées en une difficile passion d’écrire et de créer, de vivre et de lutter, deviennent aujourd’hui pour nous des lieux communs que nous apprenons à partager ; mais lieux communs précieux : contre les dérèglements des machines identitaires dont nous sommes si souvent la proie, comme par exemple du droit du sang, de la pureté de la race, de l’intégralité, sinon de l’intégrité du dogme. »TTM
La notion de « lieu commun », chez Glissant est tout sauf péjorative : c’est là ce qui nous réunit.
« Nos lieux communs, s’ils ne sont aujourd’hui d’aucune efficacité, absolument d’aucune efficacité contre les oppressions concrètes qui stupéfient le monde, se tiennent pourtant capables de changer l’imaginaire des humanités : c’est par l’imaginaire que nous gagnerons à fond sur ces dérélictions qui nous frappent, tout autant qu’il nous aide déjà, dérivant nos sensibilités, à les combattre. »
Et Glissant d’en venir à formuler deux propositions :
« Ce sera ma première proposition : là où les systèmes et les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus ou au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l’imaginaire, par un infini éclatement et une répétition à l’infini des thèmes du métissage, du multilinguisme, de la créolisation. » TTM
« Voici là ma deuxième proposition : Que la pensée de la trace s’appose, par opposition à la pensée de système, comme une errance qui oriente. /…/ La trace est à la route comme la révolte à l’indignation./…/ Les langues créoles sont des traces…./…/ La musique de jazz est une trace recomposée … »
Me plaît bien d’avoir en commun, même différemment, ce goût du mot : trace !
Nous avions commencé avec la musique la « Trace 59 », cette musique que cite Glissant dans un de ses derniers entretiens, en 2005, avec Le Monde , et où il résume ce que nous avons cherché de définir ici : « Je crois que seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l'irrésolu, la crainte, le doute, l'ambiguïté saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des pensées ouvertes, des pensées créoles. » EG-2005
« Même histoire en musique. Si on va dans les Amériques, la musique de jazz est un inattendu créolisé. Il était totalement imprévisible qu'en 40 ou 50 ans, des populations réduites à l'état de bêtes, traquées jusqu'à la guerre de Sécession, qu'on pendait et brûlait vives aient eu le talent de créer des musiques joyeuses, métaphysiques, nouvelles, universelles comme le blues, le jazz et tout ce qui a suivi. » EG-2005
En guise de conclusion de ce voyage en compagnie de Glissant, ceci :
« C’est ici un cri, tout simplement un cri. D’Utopie réalisable. Si le cri est repris par quelques-uns et par tous, il devient parole. Chant commun. Le cri et la parole se relaient pour faire lever le possible, et aussi ce que nous avons toujours cru être l’impossible, de nos pays. » TTM
Ce thème de la créolisation va nous accompagner désormais, et nous permettre de regarder d’un autre œil ce phénomène majeur que sont les migrations, sujet des deux prochains textes.