Ces Traces sur la ville se proposent d’interroger l’autonomie alimentaire des villes. En temps de paix, l’éloignement des cultures vivrières engendre des transports coûteux économiquement et écologiquement, mais surtout, prive les habitants de la capacité de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins. En temps de guerre, comme nous le voyons hélas aujourd’hui, avec le siège des villes ukrainiennes, venant après ceux de Grozny, d’Alep,… cette dépendance est mortelle.
Rappelons-le ici, notre projet est d’imaginer une Europe accueillante, ce qui ne veut pas dire faisant la charité, offrant gîte et couvert, mais, s’inspirant par exemple des bastides du XIIIème siècle (voir Traces 19 et 20), offrant la capacité de se construire un toit, de produire sa nourriture, ce qui suppose d’y avoir accès facilement, donc une certaine structure urbaine, bien éloignée des nôtres.
La Trace 122 montrait des villes européennes équilibrées, sous cet aspect de l’autonomie alimentaire, au tournant du XVIIème siècle. La Révolution industrielle, la croissance démographique, et la spéculation, ensemble, ont contribué à la croissance de métropoles dont la forme ne doit plus rien à la raison, comme écartelées, plus qu’agrandies.
L’adage de Cocteau dans les « Mariés de la Tour-Eiffel » : «Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur.» pourrait s’appliquer à la classe politique, mais aussi hélas à l’urbanisme : depuis 1867, et l’invention du terme par Cerdà, il ne semble pas que le bien-être urbain ait augmenté en conséquence : l’abandon au profit est-elle la seule explication ?
L’angle adopté aujourd’hui sera celui de la mesure : Un indice, par exemple : la Piazza del Campo à Sienne, durant le Trecento, (photo) pouvait contenir toute la population de la ville…et les champs étaient proches. Nous en chercherons d’autres, avec Thierry Paquot, et Guillaume Faburel.
De Thierry Paquot. “Mesure et démesure des villes” (2020) : lecture par Elsa Martin et Jean-Marc Stébé, cette définition : « Une ville, c’est l’heureuse combinaison de trois spécificités : 1/ l’altérité – on accueille l’autre comme un avantage y compris tout ce qui constitue le monde vivant (la flore, la faune) –, 2/ la diversité – qu’elle soit sociale, culturelle, économique ou sociale –, et 3/ l’urbanité – autrement dit l’hospitalité. » EMJMS
Quant à définir une taille optimale, cela reste bien difficile:« « Pour une juste plénitude » – l’auteur rappelle que les villes ont une « épaisseur temporelle », la taille n’étant pas nécessairement affaire de nombre d’habitants. Il s’interdit ainsi de formuler une réponse irréfragable quant à la « juste » taille, et au terme de cet essai, il ne propose, « sur la taille d’une agglomération humaine, aucun nombre fétiche, aucune limite démographique. »EMJMS
Interviewé dans le Monde, Paquot précise :
« Aucune ville ne peut répondre, seule, aux exigences environnementales, nous devons privilégier une approche territoriale, valoriser les complémentarités villes/campagnes, expérimenter des biorégions. Le productivisme a généré des « non-villes » et des « non-campagnes », tout comme il a précarisé les territoires après avoir précarisé les emplois. La biorégion – assemblage de villes, villages, hameaux – reposera sur la décentralisation, la coopération, l’autogestion, la solidarité et l’hospitalité, d’où, vraisemblablement, une population certes d’une grande diversité, mais limitée en nombre. » TP
Et donne à la marche le rôle d’arpenter, de mesurer la ville : « Ce qui compte, c’est la possibilité de rejoindre sans encombre les commerces, les services, les cabinets médicaux, mais aussi la nature. Du centre d’Aurillac, il suffit de marcher vingt minutes pour se retrouver sur une colline, au milieu des champs. Des toits d’Auxerre, on aperçoit la campagne, accessible, si proche. Par contraste, les très grandes villes apparaissent colossales, tentaculaires, trop vastes et pénibles à parcourir. » TP
Pour « Topophile », Paquot précise, parlant de son admiration pour Henri Laborit : « Ainsi, la ville, pour lui, n’est pas un organisme, mais « représente un des moyens utilisés par un organisme social pour contrôler et reproduire sa structure. » » TP
Et fait de nouveau appel aux biorégions, dont il fut question Traces 45 et 46 :« Le biorégionalisme s’appuie sur l’écologie et le vivre-mieux. C’est une rupture avec l’ancien monde et l’ouverture à une nouvelle relation entre chacun d’entre nous et ses lieux, réels et virtuels, pour habiter la Terre/…/ L’on sort du « tout économique » pour entrer dans le « tout « écologique », qu’il nous faut inventer, même si nous connaissons déjà les premières actions à engager, par exemple, l’agroécologie, la décentralisation de la production d’énergie, la réduction des mobilités, la décroissance des mégalopoles, la relocalisation de la plupart des activités économiques écologisées, l’établissement d’un revenu de base garanti, l’expérimentation de nouvelles modalités de la démocratie directe, etc. C’est là où la biorégion urbaine intervient. » TP
Pour conclure sur la notion de plénitude : « Je n’indique pas la population idéale pour une ville idéale, car je pense que la réponse à la question de la bonne taille ne relève pas du quantitatif mais du qualitatif… J’ai compris que tout dépendait de la superficie de cette « ville », des activités humaines, de l’importance des parcs et jardins, des distances entre les gens, bref de son écologie générale. Celle-ci nous conduit à privilégier une notion que j’emprunte à Lewis Mumford,… la plénitude, « en tant que condition nécessaire à la satisfaction du développement organique, et surtout en tant que condition indispensable pour bien vivre. » La plénitude, à mes yeux, n’est pas l’« accomplissement » ou le « plein » comme son étymologie le suggère, mais l’unité organique... » TP
De la plénitude de Paquot, glissons vers les métaphores plus guerrières de Faburel :
« Les métropoles barbares » de Guillaume Faburel (2018-2019) : Un titre qui laisse songeur, à l’heure où les barbares, au sens dérivé, sont en train de détruire des villes. Au sens propre, les barbares, ceux que décrit C. Scott dans son livre (voir Trace 113), semblaient plutôt dans une relation d’interdépendance avec les villes d’alors. Quant à moi, je me figure parfois d’être un barbare, au sens étymologique, celui que les grecs identifiaient ainsi, par son langage incompréhensible (ou que l’on feint de ne pas comprendre)…et j’assume cette barbarie.
Faburel est très critique envers les Métropoles, ces grandes villes agissant désormais comme de grandes firmes concurrentes, et j’en conviens. Quand il veut nous dépeindre les avantages des différents mouvements de résistance à cet univers, se tournant vers les ZAD (Voir T88) , et autres mouvements d’occupation, je ne peux que souscrire. Reste le sentiment de rester sur sa faim : Les 10 aires urbaines les plus peuplées en France rassemblent 24 millions d’habitants : il importe que les solutions proposées soient à la hauteur de ce chiffre. Présenter comme le résultat de 25 ans de travail ce tour de France des initiatives, si sympathiques soient-elles, n’est pas convainquant. Et imaginer ? C’est possible ?
J’aurai au moins pêché ceci, guère réconfortant, mais qui justifie ma démarche depuis la Trace 2, axée sur la ville : « Comment peut-elle encore être le lieu de l’hospitalité, de la dignité, de liberté subjective et de l’émancipation collective alors qu’elle se bâtit sur des niches d’activités socialement excluantes, écologiquement prédatrices et politiquement à des années-lumière du recouvrement par chacun de sa puissance d’agir ? » GF
Et cette donnée de base, dramatique, pensant à l’Ukraine : « La durée moyenne d’autonomie alimentaire des cent plus grandes villes françaises est de 3 à 5 jours. » GF
Guillaume Faburel nous renvoie lui aussi au biorégionalisme de Magnaghi , écrivant dans « La biorégion humaine » (2014) : « Nos efforts de projets tendent vers l’horizon d’un dépassement et d’une inversion du processus d’urbanisation dans le monde en proposant un contre-exode basé sur la reterritorialisation des peuples et la recherche de nouvelles formes d’équilibre entre les communautés établies, le milieu ambiant et les patrimoines locaux. »AM
« Pour en finir avec les grandes villes- Manifeste pour une société écologique post-urbaine. » du même Guillaume Faburel (2020), est malgré, ou à cause, de son titre excessif, assez décevant. On y trouve du moins quelques données , pour aller vers l’autonomie alimentaire, notre premier objectif dans ce texte : « Atteindre une autonomie plus largement écologique pour les grandes villes impliquerait de produire entre 90 et 100 % d’énergies renouvelables, de libérer 60% des sols pour le cycle de l’eau, de remettre en pleine terre 50% des sols pour la production alimentaire vivrière et de restituer aux écosystèmes au moins 15% des terres urbanisées… » GF
Autant dire que ce n’est pas pour demain … Quand Paris, Lille ou Nice ne disposent que de 15 m2 maximum d’espace vert par habitant….Et que : « Une autonomie alimentaire – végétale avec petit élevage d’appoint- respectueuse de la biocapacité du lieu nécessite 700 à 1000 m2 de terre par personne. » GF
Nous ne voulons pas, quant à nous, en « finir avec les grandes villes », ni les achever, mais plutôt ouvrir d’autres pistes, larges. Le thème des communs, si employé par Faburel, nous guidera : révision théorique, et pratique, seront au programme.