Giovanni Michelucci, architecte toscan (1891-1990), a traversé tout un siècle, et ses contradictions. Plus qu’architecte, ou urbaniste, il se révèle dans les petits textes recueillis et édités par Giuseppe Cecconi, sous le titre « Dove s’incontrano gli angeli », un poète, un penseur aussi. On y découvre sa passion pour une ville ouverte à tous, ses préoccupations pour les prisonniers, ses journées sur les chantiers, ou à concevoir des projets. Fervent lecteur de Michelucci, j’ai essayé de traduire le recueil pour le proposer aux lecteurs français. En voici quelques extraits, dont la simple lecture permettra de comprendre pourquoi ils ont place dans cette réflexion : chacun avec ses raisons : sensibilité aux cultures populaires, dialogues avec le vivant, rapports entre villes et campagnes, villes comme création collective, concept sacré de l’hospitalité, nécessaire porosité de la ville même, le tout imprégné d’une passion pour la ville, qu’une visite de Pistoia, sa ville natale, permet de comprendre aisément.
La place de l’espace
…Nul besoin d’édifices pour définir les espaces, la présence d’un milieu social vivant suffit à le créer, et à le recréer. Dans les premières années du vingtième siècle, les émigrants napolitains pour l’Amérique ou pour l’Australie reconstruisaient en peu de temps le climat de la ruelle sur les ponts des navires qui les transportaient dans ces pays lointains.
Aucun technicien, aucun groupe d’experts n’est capable aujourd’hui de redonner aux quartiers de la périphérie urbaine le minimum de vitalité que les émigrants réussissaient à reconstruire dans les conditions les plus ingrates.
Je suis un olivier
Je suis attaché aux racines des arbres. Au point que : je suis un olivier, un chêne, un châtaignier ; quand je suis au milieu de la nature, je suis dans une unité totale avec elle, non pas dans un état de contemplation, mais dans un état de participation, de communion parfaite… C’est ma naissance qui a déterminé chez moi cette disposition… Pour moi le châtaignier est un ami, je peux rester assis une heure auprès d’un arbre m’entretenant étroitement avec lui. Ainsi je vais souvent dans les bois et je sens que je n’y suis jamais seul ; je sais être une molécule parmi tant d’autres molécules et l’arbre me sent, réagit il n’y a pas de doute,… c’est un dialogue avec l’univers…
En balade avec les enfants des écoles
Je vais volontiers me promener dans les villes avec les enfants, même ceux de l’école élémentaire, pour leur faire éprouver ce qu’est une ville, ce que veut vraiment dire la vie de la ville.
Une fois je les ai emmenés à Sienne. Arrivés piazza del Campo je leur ai dit : « Pour une heure, cette place est la vôtre, allongez-vous sur le pavement de briques, faites-en le tour, allez sur la fontaine, attrapez les pigeons, faites ce que bon vous semble, je n’ai rien de plus à vous dire, nous parlerons ensuite ».
Je les emmenai ensuite voir les collines alentour, puis nous sommes revenus voir les salles où sont les grands peintres : Duccio et Lorenzetti. Je voulais leur faire remarquer une seule chose : la relation profonde entre les peintures et la nature de Sienne, la campagne qui pénètre dans la ville et la ville qui se répand dans la campagne.
Sur la Piazza del Campo pourrait pousser du blé
Je me suis souvent demandé ce qui peut susciter le charme de cette place et il me semble que j’en ai saisi l’origine. Tout d’abord elle a été construite dans le respect de sa structure naturelle : le point de confluence des deux collines environnantes. De plus, la place n’est pas l’œuvre d’artistes solitaires mais celle de la population toute entière, de générations d’habitants qui ont fait pour la création de la place un don matériel ou moral. De tout ceci est née une œuvre d’art collective, chorale, en laquelle chacun peut se reconnaître, c'est-à-dire trouver de quoi satisfaire ses propres exigences pratiques et culturelles. Cette place, en vertu de la forme qu’elle a épousée en suivant la confluence des collines, peut se définir comme naturelle : étant reliée à la superbe campagne siennoise, elle ne constitue pas de la sorte une fracture, mais plutôt un élément de continuité du paysage entier.
La singularité de Sienne et de la Piazza del Campo réside dans le fait que la population vit la ville et la place comme si elles étaient encore en construction. Les habitants apportent toujours leur participation à ces espaces ; ils les renouvellent chaque jour, tout en maintenant, bien sûr, leur intégrité. Ils n’apportent rien de plus apparemment, mais se comportent de façon à montrer au monde comment on peut, et on doit vivre une œuvre d’art collective. »GM
La ville de tous
L’homme a besoin d’échanger avec autre que soi : il faut donc que la ville de l’homme soit la ville de la nature, sous tous les aspects. La ville, pour ne pas être agressive doit donc être une ville qui croît de cette façon et qui n’a donc pas peur de croître. »GM
L’accueil
A l’origine de la ville, il y a probablement une dimension religieuse. Et je ne pense pas seulement au temple comme à l’un des premiers édifices publics qui ait donné vie à une agglomération stable, mais encore, avant cela, au concept sacré de l’hospitalité.
L’hôte est sacré et rend sacrée la maison qui l’accueille, c'est-à-dire la transforme en lieu public. Il s’établit un acte de confiance qui suspend pour une certaine période la loi de la suspicion, la lutte de l’un contre tous. Naît ainsi le pacte réciproque par lequel sont mises en commun les qualités de collaboration de chacun pour créer quelque chose qui n’est pas encore : la ville ! Elle naît avant même d’être fondée, de cet acte de foi qui s’est perdu avec le temps. Acte qui devrait être rappelé à celui qui construit dans la ville : concevoir tout édifice public, comme s’il s’agissait d’un temple, et toute église comme s’il s’agissait d’un édifice public, destiné à toute la ville, et non aux seuls fidèles. » GM
Jusqu’aux cimetières
Je suis en train de concevoir un hôpital que je cherche à rendre agréable. Dans le projet qui naît de longs contacts et discussions avec les malades, les techniciens, les médecins, les infirmières, le patient ne devrait plus se sentir isolé parce que la ville pénètre dans l’hôpital. A l’intérieur sont prévus des espaces destinés aux manifestations concernant et intéressant la ville.
Si cela ne dépendait que de moi, je voudrais supprimer toute espèce de cloisonnement à l’intérieur de la ville : ouvrir les hôpitaux, les prisons, et jusqu’aux cimetières. Pour instaurer ainsi des rapports nouveaux, il faudrait abattre ou réduire au minimum ces murailles qui divisent la vie, entre ceux qui sont « dedans », et ceux qui sont « dehors ». Chaque édifice devrait se prolonger dans la ville et la ville devrait embrasser l’édifice. »GM
Si je vivais encore quatre-vingt-dix-neuf ans.
Si je vivais encore quatre-vingt-dix-neuf ans, ils me suffiraient à peine pour poursuivre ce songe, cette idée, ceci : la ville !
Non pas la ville qui se désagrège, qui hurle, qui agit le plus stupidement du monde. Mais une vraie ville, parce que la ville, c’est autre chose…
La ville jaillit de l’âme, c’est une prière. La naissance d’une ville est une prière, une prière merveilleuse ; à qui ? Au monde, au monde qui est là tout autour… »GM
Giancarlo De Carlo, né en 1919, appartient à la génération successive : il a cultivé la même passion pour la ville, comme on peut le voir à Urbino. Mais chez lui, c’est surtout la démarche participative qui nous intéressera au long du prochain texte.