Que l’ensemble des démarches envisagées ici : agriculture biologique, sylviculture, agroforesterie, construction en matériaux naturels, soins accrus entre humains, mais aussi à l’égard du vivant,… que tout cela nécessite une quantité de travail énorme, bien des bras, bien des têtes, et un changement total de notre rapport au travail, c’est évident. Le monde dé-carboné qu’il nous faut imaginer ne rendra pas la tâche facile : tant d’efforts humains et animaux ont été épargnés depuis deux siècles. Imaginer ce monde sans charbon, ni pétrole, ni gaz, était jusqu’il y a un mois réservé à une infime minorité. (Voir Décroissances 1 et 2 : Traces 9 et 70). Aujourd’hui, cette vision s’impose enfin au plus grand nombre, sans aucune anticipation hélas depuis 1972 et le rapport Meadows, depuis 1973 et le premier « choc pétrolier ».
Il y a dans tout cela de quoi changer profondément la nature du travail, de quoi y penser. Plutôt que de vous raconter des souvenirs d’ancien combattant avec mes aventures sur les toits, entre 1977 et 1991, Arthur Lochmann. dans « La vie solide » (2019) (Traces 16) ayant tout dit sur le sujet, je préfère aller ici au fond de notre rapport au travail. Ce thème sera abordé donc ici à travers quelques lectures :
« Travailler » (2020), de James Suzman, est l’ouvrage d’un anthropologue issu des meilleures universités anglaises, il semble d’ailleurs mieux connaître la vie des chasseurs cueilleurs de Namibie que celle de son boulanger…. Ayant banni tout espoir de modification d’un cours de l’histoire jugé inéluctable, du néolithique aux robots, égratignant Marx au passage, il nous fait contempler le parcours, comme au cinéma.
Suzman décrit assez froidement Taylorisme et Fordisme, puis le cheminement qui va vers une économie dévorée par un secteur tertiaire : « Selon le bureau des statistiques nationales, 83% des actifs en Grande Bretagne sont désormais employés dans le secteur des services ou tertiaire. Ce secteur comprend tous les emplois qui n’impliquent pas la production ou l’exploitation de matières premières – l’agriculture, la pêche, l’industrie minière, les mines – ou la fabrication d‘objets tangibles, tels que des couteaux, des fourchettes ou des missiles nucléaires, à partir de ces matières premières. » JS
Puis vers une automatisation qui détruira la moitié des emplois : « En septembre 2013, Carl Frey et Michael Osborne, de l’Université d’Oxford, ont publié les résultats d’un projet de recherche, concluant que 47% des emplois actuels aux Etats-Unis présentaient un risque élevé de disparaître d’ici 2030. »JS
En 1996, l’écrivaine et essayiste Viviane Forrester, sous le coup de la mort d’un de ses fils, suicidé par faute de trouver un emploi, écrit « L’horreur économique ». Elle y dépeint un système qui n’a plus besoin de personne pour fonctionner, qui fonctionnerait même mieux sans personne, sinon quelques consommateurs jeunes et riches : « Nous vivons au sein d'un leurre magistral, d'un monde disparu que des politiques artificielles prétendent perpétuer. Nos concepts du travail et par là du chômage, autour desquels la politique se joue (ou prétend se jouer) n'ont plus de substance : des millions de vies sont ravagées, des destins sont anéantis par cet anachronisme. L'imposture générale continue d'imposer les systèmes d'une société périmée afin que passe inaperçue une nouvelle forme de civilisation qui déjà pointe, où seul un très faible pourcentage de la population terrestre trouvera des fonctions. L'extinction du travail passe pour une simple éclipse alors que, pour la première fois dans l'Histoire, l'ensemble des êtres humains est de moins en moins nécessaire au petit nombre qui façonne l'économie et détient le pouvoir. Nous découvrons qu'au-delà de l'exploitation des hommes, il y avait pire, et que, devant le fait de n'être plus même exploitable, la foule des hommes tenus pour superflus peut trembler, et chaque homme dans cette foule. De l'exploitation à l'exclusion, de l'exclusion à l'élimination... ? » VF
Les économistes conformes, qui sont les prêtres de cette religion du fric qui s’est installée et domine le monde, ont tôt fait de régler son sort à cette intrigante, même pas économiste, en plus une femme …Vingt-six ans plus tard, rendons lui hommage.
Sans se risquer beaucoup, Suzman prédit : « L’automatisation ne risque pas seulement d’aggraver les inégalités structurelles entre les pays. Sans un changement fondamental dans l’organisation des économies, elle exacerbera considérablement les inégalités au sein de nombreux pays également. … Elle augmentera le rendement du capital plutôt que celui du travail. » JS
Graeber et Wengrow, eux, nous ont appris (Traces 114 et 115) à dissocier une prétendue complexité de la société et son côté inégalitaire : nul fatalisme chez eux.
Sur l’intelligence artificielle, ni intelligente, ni artificielle, la lecture du livre d’Antonio Casilli « En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic » (2019), est édifiante : « Les machines censées nous priver d’emploi requièrent au contraire notre aide et nous exploitent de manière croissante…. Les plateformes, qui revendiquent une performance liée aux algorithmes, ne peuvent se dispenser de recourir à l’emploi de petites mains : des travailleurs du clic, également désignés « poinçonneurs de l’IA »… L’imposture est flagrante : l’IA nous enchaîne, comme le savent bien les livreurs de chez Uber ; elle reste « faible », contrairement aux annonces « hype » des technophiles inconséquents et, pour cette raison, elle doit nous exploiter, ainsi que le révèle le fonctionnement des « machine learning ». L’automation complète n’aura pas lieu. »AAC
Rapprochons nous doucement de ceux-là, ou celles-là qui ont eu une expérience du travail productif. A commencer par Simone Weill : même si son expérience n’a duré que quelques mois, elle lui a permis de toucher du doigt dureté, et beauté aussi, de la condition ouvrière.
Extraits de « La beauté du travail ouvrier chez Simone Weil »d’Alexandre Massipe (2010) :
« Coupé de toute contemplation, les yeux rivés sur sa machine, l’ouvrier souffre et compte les heures qui le séparent de la fin de sa journée de travail. Empêché de réaliser de la « belle ouvrage », il doit se contenter de produire toujours plus, toujours plus vite. La condition ouvrière apparaît dès lors à mille lieues de la conception weilienne du beau qui, dans la plus pure tradition kantienne, est fondamentalement désintéressée. Ainsi, chez Weil, toutes les manifestations où la fin n’importe pas sont belles et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces manifestations existent au sein de l’usine. Ainsi, à l’heure où le travail est encensé par les uns sur le mode du « travailler plus » tandis qu’il est décrié par d’autres qui réclament sa mise à mort, les réflexions de Simone Weil sur un travail respectueux de la beauté d’Etre sont précieuses. » AM
La beauté ce sont surtout les proches : « Reconnaissance profonde, quand on m’aide (…) (chaudronnier sympathique qui le baisse pour moi quand je cesse d’être maîtresse de mes mouvements…) et pour les sourires tristes du soudeur, quand je me brûle ».
« L’organisation sociale fait écran à ce que la vie contient de beauté : jamais l’homme n’est en face des conditions de sa propre activité. La société fait écran entre la nature et l’homme »SW
J’aime son jugement abrupt sur le bien-être : « Le beau est le seul critérium de valeur dans la vie humaine. Le seul qu’on puisse appliquer à tous les hommes. Sans quoi il ne reste que le bien-être… ».SW
Pourquoi faire ?
« Ainsi, le malheur de l’ouvrier ne se situe pas dans le fait de forger, c’est-à-dire de travailler différents matériaux mais plutôt dans son ignorance quasi-systématique du « quoi forger, pourquoi forger ? »SW
Ici quelqu’un qui sait pourquoi forger, et le fait bien : regardez ! Ce type me réchauffe le cœur.
https://www.youtube.com/c/torbjornahman
« La succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans le langage de l’usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence, et c’est juste, car cette succession est le contraire d’un rythme. » SW
Cette ultime citation de Weil nous mène vers Ponthus. Dans « À la ligne, feuillets d’usine » (2019), Joseph Ponthus nous parle aussi de cadences, depuis l’usine de poissons où il travaille : « Dans la novlangue contemporaine, on ne parle plus du « travail à la chaîne », terme qui faisait référence au mode d’exploitation capitaliste, à la taylorisation, au fordisme, mais de ligne, c’est plus neutre, plus techno, plus chic. On ne parle plus d’ouvriers, mais d’« opérateurs de production », plus de « chef », mais de « personne ressource » » JP
Le travail intérimaire est pur esclavage, selon Ponthus : « Le travail intérimaire ne se définit pas par une fonction, elle-même énoncée par la finalité d’une tâche, crevette, bulots, chimère, tofu, il est le contraire même d’une fonction, un espace de temps entre deux missions, égoutter du tofu, transporter des carcasses, trier des crevettes, verser de la béchamel… au rythme de la ligne, de sa cadence éreintante, de son tempo exténuant. » JP
Au prochain numéro, sur le travail encore, sa beauté, sa dureté, Georges Navel et Nan Aurousseau.