Sur le travail, « les travaux dorsaux », comme dit Erri de Luca dans « Acide, arc en ciel » (1994) nous lirons :
« Travaux » (1945) de Georges Navel .
« Bleu de chauffe » (2005) de Nan Aurousseau .
Georges Navel ne partage l’enthousiasme de James Suzman (T126) pour le taylorisme : « C’était (Berliet à Vénissieux) une bonne usine… Elle passait pour être un bagne. C’était assez vrai, d’abord à cause de la rationalisation… Tout le travail était chronométré. …Le système Taylor, inhumain, absurde, il exigeait du premier venu qu’il parvienne au record des champions. » GN
Ce sont les compagnons de travail qui le font tenir: « Les pièces qu’il (Vacheron) sortait du tour ou de la rectifieuse étaient toujours d’un fini irréprochable. Il y avait en lui, près de son tour, dans sa bonne poignée de main, pas de la joie, c’est un mot trop fort, mais le contentement d’un homme qui travaille bien et qui, tout en travaillant, n’a pas l’esprit au chômage. » GN
Ce qui pousse aujourd’hui de nombreux diplômés aujourd’hui à apprendre un travail manuel, est la même chose qui m’y a poussé en 1977 : une recherche de sens. Quelques articles :
Du sens, précisément, Navel parle fort bien : « Le travail ne justifie rien. Le travail justifie le charron dans un village. Incontestablement il voit les services qu’il rend. Il justifie l’artisan, le menuisier, le plombier, l’ébéniste qui voient la tête de leur client. Il ne justifie pas le travailleur de la grande industrie qui produit pour la guerre ou pour les besoins de luxe de la classe privilégiée, qui produit une pièce en ignorant où elle va dans l’ensemble de la machine. »
Et voir le soir se dessiner dans le ciel la charpente dressée dans la journée, c’est quelque chose !
Dans la Lyon d’avant-guerre, son frère a déjà son idée sur le Progrès : « Adrien m’avait dit : - Tu vois, l’usine n’aura bientôt plus besoin de nos bras. C’est le Progrès ! C’était un mot qu’il n’aimait pas. C’était le « Progrès » qui empoisonnait la rivière où les eaux sales de l’usine dégorgeaient en faisant crever tout le poisson… »
On le verra aussi avec Aurousseau, diviser c’est régner : « Dans le travail les équipes devenaient rivales, les compagnons se disputaient l’aide des ponts roulants, l’usage des petites meules pneumatiques plus dévorantes de métal que les grosses limes. ».GN
Navel fuit l’enfermement dans les marais salants : « Parmi tous les gars, on se sent un gars du sel, uni aux autres par la même peine, une brute bonne et douloureuse unie aux autres par le même courage à la peine, un homme simplifié, l’homme de la tâche, l’homme du temps que dure la récolte, une masse de muscles douloureux confondue avec la brûlure du soleil, une masse de chair heureuse pendant la pause, un gosier heureux pendant une rasade de bière : l’homme du sel. »GN
Et rencontre une équipe, la « banda », qui résume à elle seule le projet formé ici : « La « banda » aussi a un idéal, une vision de l’existence : protéger ses poumons de la poussière des usines, vivre de peu, travailler le juste nécessaire en attendant de se soustraire complètement à l’exploitation des patrons, en s’établissant sur un coin de terre et y construisant sa maison. Toutes choses qui impliquent une féroce économie, de robustes instincts d’épargne. »GN
Navel se fait terrassier : « De la répétition du même effort naît un rythme, une cadence où le corps trouve sa plénitude. Il n’est pas plus facile de bien lancer sa pelle que de lancer un disque. Avant la fatigue, si la terre est bonne, glisse bien, chante sur la pelle, il y a au moins une heure dans la journée où le corps est heureux. » GN
Navel passe aussi par des moments de découragement profond : « L’ennui, l’état de sécheresse intérieure, encore plus que la faim, est le vrai mal des hommes. Au travail, sauf dans les durs métiers du feu, la souffrance n’est pas la douleur musculaire, mais l’ennui. Des milliers d’hommes, dans le travail moderne, robots de la série et de la chaîne, s’ennuient avec plus ou moins de patience. » GN
Avant de retrouver une forme d’équilibre : « Je n’étais pas sensible à mes richesses, il fallait le devenir. Je croupissais sur mes trésors. Je ne sentais plus assez le plaisir de dormir sous de la bonne tuile, de craquer une allumette, d’avoir un bon feu et des vitres. J’avais trop pris pour du naturel le pain et le vin sur la table, la pomme de terre et le sel, l’huile à volonté. » GN
Pour conclure : « La vie au chantier m’était devenue facile. Je buvais sec et mangeais fortement, je lisais un peu le soir. Rien n’abrutit un homme qui ne veut pas être abruti…. Travailler pour la société et non pas pour un parasite quelconque ça m’aurait plu. En attendant je ne voulais pas faire du travail une pénitence, une malédiction…. On pouvait relever le défi et faire du travail une joie. » GN
Oui, une joie…
Mais le temps passe, et les majors, Bouygues et autres, s’installent au pouvoir dans le pays, à la faveur de la reconstruction… Nan Aurousseau, qui travaille comme plombier sur les chantiers parisiens, transcrit sa vie en un roman policier : « Bleu de chauffe » décrivant 60 ans plus tard un univers du travail dégradé : « Nous ici, les Gaulois, les tauliers ne voulaient plus de nous, même si on faisait bien le boulot. Ils n’en avaient plus rien à foutre que le boulot soit bien fait. Après eux, le déluge. Pour les tauliers , c’était impeccable d’avoir des peintres pakistanais, des maçons turcs, des plaquistes roumains, et bien sûr ces fameux plombiers polonais dont les médias se sont subitement emparés mais dont personnellement je n’ai jamais vu l’ombre sur aucun des nombreux chantiers où je suis passé, bref, pas un clan qui parle la même langue que l’autre, du communautarisme à la louche, aucun syndicalisme possible, un sacré putain de bordel spécialement aménagé pour l’ultralibéralisme triomphant comme disent les journaux… impeccable ! » NA
Un univers où les patrons sont les premiers à se désintéresser de la qualité du travail : « Dolto (le patron, le taulier), il avait un turn-over infernal, je comprenais maintenant sa politique patronale : un type comme moi, il le chargeait pire qu’un bourricot ; je faisais à la fois chef de chantier, manœuvre et ouvrier, je faisais environ cinq métiers : le chauffage, la plomberie, la clim, la VMC et des fois l’électricité, tout ça pour le même prix. » NA
Les rivalités entretenues entre équipes, entre ouvriers, rendent la vie de chantier insupportable : « Nino m’a emmené dans le sous-sol et il a ouvert le local sanitaire qui était dans un merdier indescriptible. « Je te donne la clef mais c’est la dernière parce que le sous-traitant est parti avec l’autre et il a piqué le Hilti du maçon » … Avant, du temps de mon grand frère, on pouvait laisser les outils sans surveillance, personne jamais vous les volait. Maintenant on est obligé d’enchaîner son escabeau pour aller boire un coup….Le vol d’outils est devenu obligatoire parce que les tauliers envoient les mecs sur les chantiers sans un outil, pas même un escabeau ou un tournevis. » NA
Tout ceci détruit les hommes de fond en comble : « C’est pas que ces gars-là soient pires que les autres, c’est pas ça, il m’arrivait de sympathiser avec, des types fantastiques des fois, des gars du Cachemire par exemple, avec des oiseau dans la tête et même, en y regardant bien, des tapis de toutes les couleurs qui chatoyaient dans leurs yeux. C’était cette merde de système du profit qui créait les séparations, qui les accentuait, qui poussait les hommes à la faute en les tenant constamment les narines sous l’eau, alors bien sûr ils penchaient du mauvais côté et la merde s’engouffrait dans la coque, au final ils y arriveraient pas au port de tête suprahumain, si ce n’était l’amiante, ce serait sa sœur, mais c’est sûr, c’était écrit sur le vent des contrats à l’encre invisible, ils finiraient la tête basse en recrachant des oiseaux morts, les yeux en marmelade de topinambour. »NA
Prix et délais, chers aux maîtres d’ouvrage, finissent par tuer : « C’était un chantier maudit la Grande Bibliothèque. Personne ne voulait y aller. On disait qu’une nuit, un mec, un Black, avait été coulé vivant dans un des piliers de béton. Un accident. Si c’est vrai il y est toujours.» NA
Coulés vivants ! Au sens propre, mais aussi au sens figuré : c’est ce que l’usage du béton fait de nous : nous couler dans un mode d’organisation. Prochain chantier : laisser béton, et empiler pierres.