« POUR UNE INTERNATIONALE DU GENRE HUMAIN », de Raoul Vaneigem, est sorti en 1998, plus de trente ans après le Traité de savoir-vivre. Il y déploie ses anathèmes, mais aussi plaide pour une autre civilisation, dont il entrevoit les prémices. Je trouve sa lecture intéressante, dans le contexte actuel de poussées fascistes, notamment acharnées à la destruction du vivant et des institutions, bâties depuis 1998, qui tentent de le protéger.
Exergue : « Soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres » La Boétie
Dédicace : « Aux enfants, qui recréeront le monde en ce qu’il a de vivant et de merveilleux »
Notons une des premières occurrences de l’appel au « vivant »
I – SEULE LA VIOLENCE DU VIVANT EST REVOLUTIONNAIRE
La servitude volontaire sera un leitmotiv :
Ici : « Nous n'avons jamais cessé de confier le sort de nos libertés à ceux qui se flattaient le mieux de nous en dépouiller. Ainsi n'y a-t-il pas d'infortune que nous n'ayons sollicitée sinon de façon délibérée, du moins par une résignation quotidienne où se trouvait bafouée et ridiculisée la volonté d'influer sur le cours du monde et sur la destinée. »
Ou là : « Jamais il n’est apparu avec une évidence aussi fulgurante que les foules se disposent plus aisément à mourir à genoux qu’à vivre debout en combattant. »
Selon lui, les religions ont fait leur temps (si cela pouvait être vrai !) : « Nous ne sommes plus dupes des mystères dont nos ancêtres voilaient leur ultima ratio, leur seule et unique vérité : que la raison du profit est toujours et partout la plus forte et la meilleure. »
Ce que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui plus que jamais : « Si l’on en doutait, c’est bien un capitalisme mafieux qu’incarne la nouvelle présidence états-unienne, à l’instar de son allié russe : un capitalisme sans régulation, sans entraves, sans limites, où ne règne que l’avidité, le profit, l’enrichissement »… Edwy Plenel 18/02/25]
Un fil, qui depuis s’amenuise sans cesse : « Ce qui a été conquis au nom de l’homme n’a été que la conquête de l’argent. Il a corrompu tout ce qui se pouvait manger, boire, respirer, aimer. Notre existence sur notre planète dévastée ne tient plus qu’à un fil. »
Obscénité du transhumanisme : « A quoi bon nous faire miroiter l’immortalité et la résurrection par les clones si nous désapprenons ce qu’il y a d’immortel dans un instant de jouissance ? »
Face à cela, la résignation : « Jamais les peuples n’ont eu autant de raisons de s’indigner, et jamais ils n’ont mis en œuvre aussi peu d’énergie, je ne dirai pas à changer, mais simplement à vouloir changer les conditions qu’ils se complaisent à déplorer avec une intarissable faconde…Jamais, pour tout dire, la servitude ne s’est montrée si volontaire depuis que l’affranchissement s’est mis à portée de tous. »
Vaneigem cite l’encyclopédiste d’Holbach : « On est incertain si l’on doit plus admirer l’aveuglement des peuples ou la hardiesse effrontée de ceux qui les trompent. »PTH
Urgence de construire des situations : « La seule façon de ne pas s’atrophier dans une société qui débonde en destructions absurdes la rage de ne pas vivre, c’est de construire les situations où créer son bonheur quotidien enseigne à créer une société toujours plus humaine. »
II – L’histoire du vieux monde est l’histoire de l’homme inachevé
Qui exploite la nature se détruit : « Une économie qui exploite la nature humaine et la nature terrestre se condamne à l’autodestruction. La déshumanisation de l’homme a commencé obscurément avec l’exploitation de la nature. Elle finira avec elle, dans la clarté d’une prise de conscience planétaire. »
Les énergies dont parle ici Vaneigem sont-elles vraiment gratuites ? (Voir Traces 138 à 141) : « L’échec d’un système d’exploitation de la nature impliquant l’exploitation de l’homme par l’homme suggère aujourd’hui, non le retour à un modèle de cueillette primitive, mais son dépassement et sa réalisation par le traitement technologique des énergies mises gratuitement à notre portée : soleil, terre, eau, vent. »
En tout cas, sécheresses, incendies, cyclones et inondations lui donnent raison : « Emprisonnée et confinée dans la logique de la marchandise, la nature en jaillit grimaçante, à l’instar du démon des légendes, dès que le bouchon cède. Elle devient le mal et la violence par la violence et le mal qui lui sont faits… La violence frappant la nature terrestre atteint du même coup la nature humaine et se répercute en une longue séquence d’inhumanités successives. »
Nous traduirons ici cybernétique par « intelligence artificielle » : « Est-ce un hasard si la cybernétique traduit en système universel de gestion les mécanismes comportementaux que l’économie d’exploitation et d’échange impose au vivant ? »
III – CAPITALISME PARASITAIRE ET TOTALITARISME MARCHAND
Ce qui est décrit ici est mis en œuvre depuis 1998, et, de façon caricaturale, depuis le retour de Trump au pouvoir : « L’indispensable est aujourd’hui sacrifié « pour raisons budgétaires » »
Tandis que le Sénat français avec sa dernière loi agricole s’attache à rendre raison à Vaneigem : « Les produits naturels de l’agriculture disparaissent au profit d’une industrie agroalimentaire subventionnée par l’Etat pour répandre sur le marché des légumes frelatés, des céréales gâtées par les engrais, des ersatz insipides, des fruits pollués, des semences génétiquement manipulées et la viande folle des élevages concentrationnaires. »
Comme le répète aujourd’hui Charles Stépanoff (Trace 419) : « Les effondrements d’empires nous semblent des phénomènes catastrophiques qui ne peuvent appartenir qu’à un passé reculé dans la nuit des siècles, mais ce n’est pas le cas. », Vaneigem annonçait : « La prolifération des richesses inactives et des pauvres, résignés à la tolérer, fondent un empire de la quantité irrémédiablement voué à l’effondrement. »
« Impitoyables brasiers » peut aujourd’hui s’entendre aussi au sens propre : « Le capitalisme parasitaire est le stade extrême de l’exploitation de la nature. Cependant, le système de la rentabilité à tout prix n’arase pas la planète sans éclairer de ses impitoyables brasiers l’étrange inclination des hommes à saccager ce qu’ils aiment. »
Vaneigem dresse un état des lieux, qui n’a guère changé : « Le pourrissement de la terre, les dérèglements climatiques, la dévastation de la faune maritime par la pêche intensive, la nourriture empoisonnée, les épidémies insolites, les carences immunitaires, la formation de ghettos urbains, les violences sans cause ni raison composent la nouvelle mouture du vieil esprit apocalyptique que l’économie d’exploitation fait profiler à l’horizon chaque fois qu’elle s’abîme dans les affres d’une crise de mutation… A ce que comportait d’insupportable misère la nécessité de survivre au lieu de vivre s’est ajoutée la menace d’une destruction des ressources planétaires. Si bien que cette survie à laquelle l’espèce humaine avait tout sacrifié – à commencer par son humanité- n’est même plus garantie et qu’il ne règne plus parmi les peuples qu’une déréliction sacrificielle sans contrepartie ni récompense, autant dire l’agréation d’une mort consentie. »
On voit avec Bayrou, Retailleau, Trump, les dévots, les bigots à l’œuvre : « Il existe bel et bien un projet de détruire l’école, le logement, les transports, l’agriculture naturelle, l’industrie utile à la société, qui renoue avec la vieille tradition de l’enténèbrement religieux, si propice aux affaires. »
Vaneigem cultive le goût de la formule : « Le cœur d’un monde sans cœur ne bat qu’au rythme de la circulation financière. »
Formules parfois assez prophétique, comme ici : « La corruption commune à la droite et à la gauche s’écoule par voie naturelle dans le caniveau où l’extrême droite, experte en la matière, la recueille et la rentabilise à son profit. »
Nous dénonçons ici en permanence cette obsession de la fermeture (Traces 431 à 433) : « La fermeture conduit à l’implosion. L’effritement des grands empires s’est toujours opéré par l’intérieur. Les invasions qui ont raison de l’Empire romain conquièrent les ruines d’un Etat miné de longue date … »
Vaneigem relie le « parasitisme financier » à la fermeture des frontières : « Après avoir promu la libre circulation des personnes en tant que marchandises, le libre-échange tourne maintenant en circuit fermé, les pays dont le parasitisme financier épuise la richesse nationale refusent l’accès du territoire à des citoyens chassés de leurs lieux d’origine par le même processus d’appauvrissement dû au capitalisme international. »
Xénophobie reliée ici à un éloignement du vivant : « C’est parce qu’elle nourrit une pensée séparée de la vie que l’abstraction sert si volontiers les réactions de la mort, la paranoïa sécuritaire, la xénophobie, la haine. »
IV – LE NEOCAPITALISME
Ainsi Vaneigem nomme, curieusement le monde qu’il appelle de ses vœux : « Pour la première fois dans l’histoire, nous avons entrepris de substituer à l’économie d’exploitation un mode de production fondé sur l’alliance avec la nature. Ce qui naît sous nos yeux n’est rien de moins qu’une civilisation radicalement autre, une civilisation humaine destinée à supplanter la civilisation marchande, objet d’horreur et de dévotion, des premiers temps du néolithique à nos jours. L’exploitation de l’homme et de la planète cède le pas à une relation où ce que la nature donne s’accorde avec une technologie qui le recueille, l’affine et le perfectionne dans le sens d’un authentique progrès humain. »
Un moyen, le boycott : « Les circonstances sont favorables pour appeler ouvertement au boycott des produits de l’agriculture industrielle et polluante,… »
Un horizon, la gratuité (Traces 57 à 58) : « La gratuité a été si longtemps tenue pour chimérique qu’elle continue de susciter, sous l’effet de l’incompréhension et de la crainte, un mouvement de recul. Ainsi le vieil interdit frappant les désirs de vie s’est-il à ce point enraciné dans le comportement ordinaire, que le bonheur est le plus souvent accueilli dans la peur de quelque contrepartie à acquitter…. »
La propriété remise en question (Traces 21 et 65) : « Il est temps d’opposer à l’appropriation des êtres et des choses le principe selon lequel toute chose appartient à qui la rend meilleure. »
Où assurer une place à la créativité ? (Voir la « perruque », Trace 149) :« Au-delà d’une politique démystifiant la concentration industrielle et remplaçant peu à peu les grandes entreprises par la multiplication de petites unités de production, ce que nous voulons, c’est la mise en place d’ateliers et de structures d’accueil où la créativité individuelle jette les bases d’une créativité collective, capable d’assurer le dépassement des besoins de survie par la réalisation des désirs de vie. »
Une destruction voulue, qui se traduit par une perte de goût, certes, mais aussi des suicides… : « Le capitalisme parasitaire raréfie les fermes où le lait, le beurre, la volaille ont gardé leur saveur,…
Les jardins urbains décrits par Monica White (Trace 430), sont ici, lyriquement décrits : « Un jour viendra où jardins, champs, vergers, pâturages implantés jusque dans le tissu urbain aboliront l’artificielle séparation de la ville et de la campagne, et contribueront par la qualité et le plaisir qu’ils confèrent à l’élaboration d’un nouveau style de vie. »
V – POUR UNE INTERNATIONALE DU GENRE HUMAIN
Ce chapitre, le plus prophétique, a donné son titre au recueil : « Le progrès fondé sur le travail et la démocratie marchande doit céder la place au progrès humain fondé sur la jouissance et la création conjointe de soi et du monde. »
Humanité, dans tous les sens du mot : « Aujourd’hui, nous voulons découvrir notre propre humanité, explorer le champ de ses possibilités insoupçonnées, fortifier notre volonté de vivre par une vie sans cesse enrichie de nos désirs. »
Appel à l’intelligence sensible : « Nous sommes engagés dans un renversement de perspective où les encouragements que l’enfance prodigue à l’intelligence sensible effaceront d’un trait les vieilles objurgations suicidaires. Nous avons tout à apprendre des élans affectifs de l’enfant. »
L’internationale mafieuse dont parle ici Vaneigem prend corps aujourd’hui avec Trump et Poutine : « L’internationale mafieuse ne tient sa force que de l’affaiblissement du sens humain par l’argent. Il est dans la logique de son jeu d’échecs d’attirer et de piéger les bonnes volontés sans discernement. C’est pourquoi nous nous sommes trouvés si souvent désarmés devant des drames mondiaux, dont l’exploitation, qui en avait été la cause, réussissait encore à en exploiter les conséquences. »
Le programme est donc clair, sinon facile à réaliser : « Tant que nous ne lui opposerons pas une internationale du genre humain, l’atrocité travaillera à son profit. »
Comme nous étions confiants, au XX° siècle ! : « Un style de vie est en train d’apparaître. Il naît de la prééminence croissante de la condition humaine sur la condition marchande. Il mise sur la croissance et la propagation d’une volonté de vivre capable de révoquer la peur, la culpabilité, la contrainte et l’ennui par l’exercice de la créativité et l’affinement des voluptés. »
Il ne tiendrait donc qu’à chacun de nous de faire advenir cette internationale : « La réalité d’une internationale du genre humain réside dans la volonté unanime de privilégier ce qu’il y a de plus vivant en nous. Elle n’a besoin ni de statut, ni de comité central, ni de représentant, ni de mandataire. Elle émane de la simple revendication des individus se reconnaissant dans une volonté unanime d’affiner sans cesse leur propre humanité ; d’œuvrer à l’harmonie de leurs désirs de vie, sans laquelle il ne peut y avoir d’harmonie universelle. »
Prochaines étapes, pour retrouver, qui sait, ce goût dont Vaneigem déplore la disparition, retour aux paysans, avec Stan Neumann, puis Silvia Perez-Vitoria.