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Billet de blog 25 avril 2025

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Trace 211-Plurivers 1

« La plupart des projets émancipateurs du XXème siècle, se pensant comme réalisation de l’Universel, ont bien souvent privilégié les logiques unificatrices et homogénéisantes dont l’état-nation était l’incarnation. A l’opposé de cette logique, l’affirmation zapatiste de la multiplicité des mondes condense un double combat. » Jérôme Baschet

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L’universel a été maintes fois évoqué dans ces Traces, avec des acceptions diverses. A l’heure où parait « Plurivers-Un dictionnaire du post-développement » Collectif (2022), dont il sera question dans un second temps, interroger cette notion, à l’aide des livres de François Jullien «De l’universel, de l’uniforme, du commun, et du dialogue entre les cultures » (2008) et de Francis Wolff «Plaidoyer pour l’universel » (2019) nous a paru nécessaire.

Petite revue de l’universel dans ces Traces, allant d’une vision positive, vers une critique prononcée du concept :

T16 : Arthur Lochmann souhaite que les savoir-faire soient traités comme biens communs, donc universels.

T48 : l'Orchestra di piazza Vittorio, à Rome, avec des musiciens de tous les continents, fait de la musique un langage universel.

T116 : Jacques Derrida souhaite que « L’hospitalité universelle relève d’une obligation, d’un droit et d’un devoir réglés par la loi. » 

T202 : François Gemenne aimerait que soit appliquée la  «Déclaration universelle des droits de l’Homme: toute personne a le droit de s’installer dans tout pays. »

T145 : Luigi Piccinato émet l’idée qu’au moyen-âge les techniques reposaient sur une conscience esthétique universelle.

T150 : Au-delà des droits humains, l’OIE, organisation mondiale de la santé animale a émis un Code sanitaire pour les animaux terrestres, à vocation universelle.

T203 : L’idée de Mère Universelle est au centre de la pensée des Kogis.

T189 :  Puis Anna Tsing relativise : « L’universalisme informe à la fois les schémas impériaux pour contrôler le monde et les mobilisations libératrices pour la justice… L’universalisme inspire l’action des puissants comme de ceux qui sont privés de pouvoir. » AT

Et tente une synthèse : « Les projets que j’ai étudiés … déploient la rhétorique de l’universel alors même qu’ils formatent ses significations dans des processus particuliers de prolifération, de fabrication d’échelle, de généralisation, de cosmopolitisme, de collaboration. Ils nous obligent à suivre les appels à l’universel sans garantir qu’ils favoriseront partout les mêmes conditions. » AT

Concluant : « Venues de l’intérieur d’une « région », les revendications universelles sont une clé de l’agentivité globale. Ce livre a défendu l’idée que nous connaissons et utilisons la nature au travers d’universels engagés. L’ « environnement » se répand partout dans le monde au travers de la friction des mobilisations. »AT

T32 : Alessandro Pignocchi confirme, après Descola, que  « la distinction entre Nature et Culture n’a rien d’universel »

T176 : Bruno Latour déplore : « Jamais une définition plus provinciale de l’humanité n’a été transformée en un standard universel de comportement. Au moment même où il faudrait desserrer l’étreinte de la première Nature, la seconde Nature de l’Economie impose sa cage de fer plus strictement que jamais. »

T49 : Silvia Grünig Iribarren est critique : « Le mythe de l’urbanisation universelle et obligatoire comme condition nécessaire à l’abolition des inégalités est utilisée comme alibi des processus de concentration urbaine de base économique, inhérents à la logique capitaliste de la rareté, de l’accumulation et de la croissance, en même temps qu’il cache la violence qui les impose et les soutient. »

T70 : Fabrice Flipo dénonce lui aussi un mythe : « Alors que la croissance est invoquée partout comme la solution à tous les problèmes, du Nord comme du Sud, un véritable sésame universel, d’une part la croissance n’a pas d’avenir puisqu’elle ne résout pas le problème écologique, et d’autre part elle n’a pas l’universalité qu’on lui prête. »

T169 : Jérôme Baschet s’inquiète : « Comment alors assumer une perspective planétaire qui ne reproduise pas les vices de l’universalisme européen abstrait ? Convient-il d’élaborer une perspective universaliste reformulée de façon à échapper à ces travers ou vaut-il mieux renoncer à tout universalisme ? On s’inspirera ici de l’appel zapatiste à construire « UN MONDE OU IL Y AIT PLACE POUR DE NOMBREUX MONDES ». »

Le plurivers n’est pas loin : « La plupart des projets émancipateurs du XXème siècle, se pensant comme réalisation de l’Universel, ont bien souvent privilégié les logiques unificatrices et homogénéisantes dont l’état-nation était l’incarnation. A l’opposé de cette logique, l’affirmation zapatiste de la multiplicité des mondes condense un double combat. » JB

De la recension qu’Emmanuel Brassat fait du livre de François Jullien, philosophe et sinologue,  nous retenons les points suivants :

« Si elle veut penser aujourd’hui ce qui la relie à la notion de l’universel, éprouver l’universalité comme une puissance concrète, un sens commun intelligible de notre humanité, il faut que la philosophie européenne sorte de sa réserve géographique et linguistique et se montre capable d’une historia, c’est-à-dire d’une enquête qui nécessite quelque voyage : d’aller voir ailleurs, de se décentrer en éprouvant la réalité des autres cultures, par exemple celles de l’Inde, de l’Islam, du Japon et de la Chine. » EB

« Jullien reconduit dans ce livre la double nécessité, d’affirmer, d’une part, un concept inconditionné de l’universel, comme idéal régulateur, et, d’autre part, de maintenir l’exigence des droits de l’homme là où ils paraissent absents, sans que cela implique encore de présupposer une unicité immédiate de valeurs communes universalisables, donc une intégration de la multiplicité culturelle à une universalité acquise et posée a priori. » EB

« L’idée est que seule la rationalité occidentale serait porteuse de l’essor de valeurs universelles émancipatrices et pourrait en assurer, comme force dominante, le développement pour tous les peuples de la Terre. Or nous ne pouvons plus ignorer qu’une telle prétention à la positivité universaliste est travaillée par la négativité, car, dès que l’on s’efforce d’intégrer et d’inclure selon la loi d’un devoir-être, fut-il émancipateur, on se trouve confronté à l’altérité des peuples et des cultures, au caractère irréductible de ce qui ne peut s’assimiler à et résiste à son absorption. » EB

« Plaidoyer pour l’universel – Fonder l’humanisme », de Francis Wolff se présente comme un ouvrage pédagogique, l’auteur s’inquiétant de ce que l’universel soit menacé, d’où le titre de plaidoyer donné à son livre. Il constate : « L’universalisme semble avoir perdu les vertus émancipatrices dont il était naguère porteur. » FW

Il est loin, le temps des Lumières (ce beau temps où sévissait aussi l’esclavage) :« Les droits de l’homme de l’époque des lumières contenaient une part d’idéologie individualiste des droits subjectifs,… et une part de véritable projet universaliste d’émancipation de l’humanité par la conquête de libertés individuelles. » FW

Wolff résume : « Il y a deux types de relativisme. L’un constate : « Il n’y a pas de valeurs universelle ». L’autre prescrit : « Aucune valeur ne doit se dire universelle.» Le premier porte sur ce que les êtres humains pensent ; l’autre porte sur ce que l’on devrait s’interdire de penser ou de faire. Selon le relativisme « de fait », toute valeur est particulière et aucune norme morale n’est admise universellement. Selon le relativisme « de droit » aucune valeur, aucune norme ne devrait prétendre à l’universalité. Le relativiste de fait se veut réaliste : l’universel il n’y croit pas. Le relativiste de droit est un esprit fort : l’universel, il n’en est pas dupe. » FW

Il donne, pour mieux les démonter,  les principaux griefs faits à l’universalisme : « L’universalisme serait un obstacle à l’émancipation, il serait faussement neutre, il ne serait qu’un masque de l’intérêt du plus fort, tout universel serait forcément particulier. L’universel ne serait même pas assez universel : des droits « naturels » de l’homme aux droits de la nature. » FW

Quelle valeur commune pouvons-nous dès lors partager ? : « S’il y a pour l’humanité quelque valeur, ce ne peut être que l’humanité elle-même, considérée à la fois comme une totalité inachevable dans l’espace et dans le temps et comme une qualité intrinsèque sise en chaque être humain considéré par un autre, quel qu’il soit. » FW

Wolff cherche enfin une raison d’espérer : « L’âge d’un vrai humanisme cosmopolitique pourrait être venu. Un humanisme de l’égalité et de la réciprocité qui transcende les continents, les « races », les religions, les nations, les Etats, les classes, les sexes est aujourd’hui possible…» FW

Et conclut : « Le vrai humanisme, celui qui pourrait naître de cette cosmopolitisation, repose à la fois sur une éthique de l’égalité et sur une politique des différences. » FW

François Jullien nous conseillait d’embarquer, ce sera pour le Plurivers, non sans saluer  au passage Philippe Descola, auquel seront consacrées les prochaines Traces 215 et 216. Dans « La composition des mondes » (2014), il précise : « L’exigence d’universalisme passe par la recherche d’une articulation entre l’ensemble des modes d’être-au-monde, par l’interopérabilité des concepts, c’est-à-dire par le fait de pouvoir nous voir nous-mêmes comme nous voyons les autres sociétés, de façon à ce que la singularité de notre point de vue ne soit plus un biais dans l’analyse, mais un objet parmi d’autres de cette analyse. Plutôt qu’à un universalisme militant, ce à quoi j’aspire c’est à une forme de symétrisation qui mette sur un pied d’égalité conceptuelle les anthropologues et ceux dont ils s’occupent. » PD

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