Dans « Histoire d’un ruisseau », d’Elisée Reclus, paru en 1869, on trouve ceci : « A qui donc est ce ruisseau dont nous nous disons les propriétaires, comme si nous étions les seuls à en jouir ? N’appartient-il pas aussi bien, et mieux encore, à tous les êtres qui le peuplent et qui en tirent leur substance et leur vie ? »ER . En 1975, j’ai été amené, lors d’un stage à l’Agence de bassin Adour-Garonne, à analyser des débits d’eau sur un affluent de la Garonne, l’Hers-vif : il s’agissait alors de savoir si on pouvait en dériver le cours pour approvisionner en période d’étiage la Garonne. Le choix se résumait alors, sans le dire, à : soit pouvoir garantir ainsi à la centrale nucléaire de Golfech, déjà programmée, un débit suffisant d’eau, et anéantir la vie halieutique de l’Hers, soit proposer, en vain, bien sûr, le choix inverse…. Qui décide, et comment, l’utilisation de cette ressource commune : l’eau d’un ruisseau ? Début de réflexion pour moi, et de doutes aussi …Dans la maison voisine, un perroquet chantait sans cesse, de façon sans doute prémonitoire : « Helloooo ! Le soleil bri-i-i-i-i-i-i-i-lleu-eu-eu-eu ! »
Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, a eu elle aussi, l’occasion de se pencher sur les conséquences de l’industrie hydraulique en Californie, dans les années soixante : « Sans savoir que j’étudiais un problème de réservoir commun de ressources, je me suis néanmoins familiarisée avec le type de questions soulevées par la gestion d’une ressource partagée par les usagers. » EO
Nous avons déjà, avec Sarah Vanuxem (Traces 21), et « Posséder la terre » (Traces 22), appris à relativiser le droit de propriété, et exploré des pistes pour des communs, comme les sections communales, dont il a été question dans l’Ardèche des Traces 55. Ici nous suivrons deux publications récentes, d’auteurs pour qui Elinor Ostrom est un phare :
« Le retour des communs- La crise de l’idéologie propriétaire » (2015) Collectif sous la direction de Benjamin Coriat, avec le point de vue d’économistes.
« La part commune – Critique de la propriété privée « (2020) de Pierre Crétois, avec l’avis d’un philosophe.
Un portrait d’Elinor Ostrom est dressé par B.Coriat, dans la préface au Discours du Nobel (Edité en 2020) : « Le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel lui a été accordé pour « son analyse de la gouvernance économique, notamment des communs ». Pour les jurés du prix, sa contribution porte sur « la mise en cause des points de vue traditionnels en montrant comment des propriétés locales peuvent être gérées avec succès par les habitants sans privatisation ni régulation par des autorités centrales. » »BC
« Ces biens qu’Ostrom désigne comme des « réservoirs communs de ressources » (CPR –Common Pool Resources) sont caractérisés comme des systèmes de ressources dont la particularité est qu’il est très coûteux voire impossible d’exclure des prétendants de leur accès ou de leur bénéfice. Ainsi relèvent de réservoirs communs de ressources, des ressources qui se présentent comme «naturellement » jointes (les poissons d’un lac, le gibier d’une forêt, l’herbe d’un pâturage ou encore l’atmosphère). Mais tout autant prévient-elle, est un réservoir commun de ressources un système construit par la main de l’homme (men made) tel par exemple un système d’irrigation qui alimente en eau une plaine ou un espace de culture. »BC
« La question que se pose Ostrom est celle de savoir si, et à quelles conditions, les individus peuvent échapper aux « dilemmes sociaux », c’est-à-dire à la course à la surexploitation et à la prédation à laquelle les condamnerait la poursuite égoïste de leurs intérêts.
Ainsi s’élaborent des gouvernances « polycentriques » hors des mécanismes de marché ou de la régulation étatique, sur la base de communautés qui génèrent leurs propres règles de gouvernement. »BC
« La propriété, soutient Ostrom reprenant en cela des travaux antérieurs et notamment ceux de John Commons, doit être analysée comme un « faisceau de droits » (bundle of rights) et dans ce cadre, les droits d’usage (pour l’essentiel des droits d’accès et de prélèvement) peuvent être fixés et distribués de manière telle que chacun puisse retirer une jouissance de la ressource partagée, sans que cela ne compromette en rien son intégrité et sa préservation à long terme. »BC
« Car il ne s’agit de rien moins, à l’âge de l’anthropocène, que de concevoir des méthodologies permettant de traiter des relations entre hommes et nature au sein d’écosystèmes dans lesquels tout ou partie des éléments qui les constituent sont pour les communautés qui les habitent des « ressources » dont il faut garantir la reproduction à long terme au sein des écosystèmes considérés, en même temps que celles des communautés concernées. »BC Nous retrouverons B.Coriat dans le prochain texte. Pierre Crétois, qui s’appuie aussi sur Ostrom, usant notamment de la notion de faisceau de droits, vise à remettre en question la propriété privée, vue comme une idéologie :
« Je propose de renouveler l’analyse de droits de propriété en défendant les thèses suivantes :
Le propriétaire ne doit plus être conçu comme despote absolu sur son domaine mais comme membre de communautés et d’écosystèmes dans lequel il est inclus.Les droits et privilèges dont il est titulaire sur les choses ne sont pas des droits absolus et exclusifs, mais des droits partiels et relatifs.
Les droits de propriété ne sont pas tant des droits de se séparer que des droits qui nous mettent en relation avec les autres. Les choses sur lesquelles portent ces droits sont conçues non comme une matière inerte sur laquelle s’exercerait la maîtrise de l’individu, mais comme des lieux dont les parties interagissent et dans lesquels nos existences sont hébergées. »PC
Ce qui nourrit l’argumentation de Crétois, ce sont aussi des exemples pris, au Mexique, ou dans le Valais : « Au lieu de protéger à tout prix une conception maximaliste des droits qui composent la propriété, il nous apparaît bien plus essentiel de déterminer des arrangements de droits capables de renforcer la préservation des valeurs pour lesquelles les règles de propriété ont été instaurées./…/C’est précisément ce qu’ a mis en place l’article 27 de la constitution mexicaine de 1917 en créant les ejidos. »PC
« Le cas des ‘bisses’ valaisans est, de ce point de vue, intéressant. Ce dispositif technique collectif d’irrigation vise à assurer l’entretien et l’accès à un système d’irrigation commun dans le canton du Valais. Pour ce faire, des droits et des devoirs sont distribués quant aux portions du système d’arrosage qui, en totalité, appartient à la communauté…. Chacun peut avoir un droit d’accès et de tirage sur une ‘bisse’, ce droit s’accompagnant d’obligations d’entretien et de droits de gestion. »PC
Le livre se clôt sur un chapitre intitulé : l’inappropriabilité des choses. Que recherchons- nous ? « Ce que recherchent les êtres humains par la fréquentation des choses, ce n’est pas en premier lieu de se les approprier, mais de jouir de leurs fonctionnalités . » PC
Où l’on retrouve le Montaigne de la Trace 21 : “C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux”.
« A la question d’Amartya Sen : « Que faut-il égaliser ? » on ne répondra pas : la propriété des choses en elles-mêmes ; mais : les accès au potentiel d’accomplissement dont elles peuvent être vectrices. »PC.
Puisque c’est bien autour des forêts, ruisseaux, sources, prairies, que tourne l’ensemble de cette réflexion, les conclusions de Crétois nous intéressent ici : « Nous ne pouvons prétendre qu’à la propriété de droits relatifs et partiels sur les choses. Les choses mêmes ne sont pas appropriables parce qu’elles se présentent comme appartenant fondamentalement à des écosystèmes dont on ne peut les séparer par des clôtures infranchissables. Aussi devons-nous renoncer à la propriété privée dans sa figure de droit naturel et fondamental de l’individu : elle n’est qu’un droit subalterne, qui n’a de légitimité que mis au service de valeurs hiérarchiquement plus essentielles. »PC
Enfin, ce qui nous rassure :« L’humain n’est pas maître de la nature mais lui appartient, il en dépend et est vulnérable à son égard ; les choses ne sont pas des isolats mais sont reliées les unes aux autres. »PC
Comment la création de communs peut aller plus loin que ce simple constat, et défendre ces biens, pour un usage partagé ? La réponse au prochain numéro !