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Billet de blog 27 janvier 2025

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Trace 129-Pierres sauvages 2

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A côté de la terre, dont nous avons parlé déjà Traces11 et 12, 53 et 54, 91 et 92, et bien sûr du bois, qui fut évoqué Traces 85 et 86 (nous y reviendrons), il convenait de faire une place à la pierre, une fois balayé Trace 128 béton et gravats. Le titre « Les Pierres sauvages » vient naturellement du beau livre de Fernand Pouillon (1964), qui fut l’un des architectes à utiliser massivement la pierre dans les années de la reconstruction.

L’article de Yvan Delemontey : « Industrialiser la pierre »(2007), rappelle la ferveur dont bénéficia le matériau, avant que Bouygues ne gouverne le pays : « Anachronique et chargée historiquement, la pierre n’a jamais eu les faveurs des avant-gardes qui ne l’utiliseront qu’en revêtement de façade. Associée dès 1940 à l’idéologie régionaliste et antimoderne de Vichy, elle va pourtant connaître à la Libération un regain d’intérêt de la part des autorités et d’un certain nombre d’architectes français. Ces derniers édifient ainsi une architecture de pierre porteuse en rupture avec la doxa moderniste de l’époque, mais qui revendique sa propre modernité. Issu d’une réflexion initiée pendant la guerre sur la pertinence constructive de la maçonnerie, ce retour de la pierre sur la scène architecturale s’ancre dès le départ dans certains aspects de la tradition rationaliste française. »YD

Ainsi : « Alors qu’en France l’évolution des modes de construction s’oriente dès les années cinquante vers le panneau lourd en béton, la pierre arrive à s’imposer sur d’importantes opérations. Elle y parvient grâce à l’augmentation de la taille de ses éléments, permise à la fois par la mécanisation croissante de son exploitation dans les carrières et de celle des moyens de levage et de manutention sur le chantier. Ainsi les pierres, enserrées dans des cadres en bois qui les protègent des détériorations pendant le transport, sont enlevées à la carrière par train ou par bateau, puis acheminées par camion jusqu’au chantier. Là, chaque bloc qui occupe toute l’épaisseur du mur, est alors pris par la grue qui le fait reposer sur le précédent par l’intermédiaire d’une fine couche de mortier qui fait office de joint. »YD

«D’importantes réalisations en pierre porteuse de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de logements voient le jour au cours des années cinquante. Leurs qualités d’aspect, leurs délais, de même que leur économie générale sont tout à fait comparables, voire supérieurs aux réalisations faisant appel aux procédés réputés alors les plus performants. Si l’on trouve l’essentiel de ces opérations en région parisienne (282 à Pantin, 450  à Montrouge, 2 635 à Meudon-la-Forêt, Fernand Pouillon ; 600 à Nanterre, Roger Hummel ; 3 000 à Sarcelles, Roger Boileau et Jacques Henri-Labourdette, etc.), une bonne partie se trouve en province (300 à Beauvais, Jacques Henri-Labourdette ; 600 à Orléans, André Bazin ; 1 116 à Caen, Guy Pison, etc.) et en particulier dans le Sud de la France du fait de la proximité d’un grand nombre de carrières équipées (200 à Aix-en-Provence, Fernand Pouillon ; 600 à Aix-en-Provence, Louis Olmeta ; 810 à Marseille, Louis Olmeta, etc.). Enfin, on compte d’importantes cités construites entre 1953 et 1957 par Fernand Pouillon à Alger (Cité Diar-es-Saada; Cité Diar-el-Mahçoul, Cité Climat-de-France) et à Oran (Cité Lescure Cité Valmy). » YD

Bien des chiffres qui nous éloignent de la réalité sensible du rapport à la matière que le roman de Pouillon rapporte avec justesse : « La plupart des pierres seront traitées rudement, grossièrement : nous gagnerons du temps. Le soleil accrochera les facettes, les éclats, et fera précieuse la matière scintillante. Les angles, les joints dressés, ciselés, deviendront les pures arêtes, définiront le filet de la maille élémentaire, par la discrète diversité des fins appareillages que nul mortier apparent n’insensibilisera. Voilà pourquoi je ne veux pas la bâtir, l’engluer de chaux; je veux lui laisser un peu de liberté, sinon elle ne vivrait pas. » FP

« – Tu aimes donc cette pierre ?
– Oui, et je crois qu'elle me le rend. Dès le premier jour, j'ai eu pour elle un respect que je n'ai même pas songé à discuter. Je n'aurais jamais pu t'en parler, comme je l'ai fait, sans amour. Maintenant, elle fait partie de moi-même, de notre œuvre, elle est l'abbaye. Je la caresse dans mes songes, le soleil se couche sur elle, la retrouve le matin dans son réveil de pierre, lui donne ses couleurs, la pluie la fait briller en l'assom­brissant. Et je l'aime davantage pour ses défauts, pour sa défense sauvage, pour ses ruses à nous échapper. Elle est pour moi comme un loup mâle, noble et coura­geux, aux flancs creux, couvert de blessures, de mor­sures et de coups. Elle sera toujours ainsi, même bien rangée sur ses assises horizontales, domestiquée dans les efforts des voûtes. » FP

« À l'intérieur, les parements seront lisses, aussi régu­liers que possible. Les blocs, posés en assises horizon­tales, réglés à l'aide des cales en bois de un dixième de pouce, seront abreuvés à la chaux bien mouillée, presque liquide, coulée à l'aide d'une écuelle dans les joints verticaux et horizontaux. L'argile sera employée pour étancher les joints pendant le coulage. Des lumières seront judicieusement réparties pour permettre à la chaux de s'écouler et de se répandre, autant que pos­sible, sur toute la surface d'assise. Ces lumières seront sévèrement contrôlées pour éviter les coulures, salis­sures qui seront nettoyées et brossées au fur et à mesure. La finition des joints sera exécutée après avoir enlevé l'argile, avec une pâte de chaux de bonne tenue, bourrée à l'aide de la spatule, raclée ensuite au couteau de bois. »FP

J’ai eu la chance de faire à Vauvert la rencontre de Gilles Perraudin, qui fut, après une éclipse de près de 40 ans, l’artisan du retour de la pierre massive porteuse, et de travailler avec lui sur quelques projets, mariant la pierre et le bois, comme nous l’avons fait aussi lors des workshops étudiants de Vauvert. De bons souvenirs, mais qui évoquent la phrase de Pouillon : « la difficulté est l’un des plus sûrs éléments de la beauté » Car quelle force de conviction, la sienne,  il faut pour convaincre clients et bureaux de contrôle !

https://www.amc-archi.com/photos/radicalite-massive-en-suisse-perraudin-et-archiplein-livrent-des-logements-en-pierre,78916/68-logements-et-4-commerces-p.1

Dans cette interview de Gilles, il sera aussi question de beauté : "Ce projet démontre les capacités, à mon sens, illimitées de la construction en pierre. À condition de respecter quelques règles d’écriture affinées depuis 25 ans d’expérience/…/ Ici, il n’est fait aucun recours à un renforcement de béton armé, qui affaiblirait le chaînage traditionnel. Les franchissements sont minimisés et les fenêtres déployées en hauteur, pour ventiler efficacement les pièces. S’il est besoin de franchir de plus grande portée, l’arc en plate-bande est utilisé./…/Ainsi la beauté de l’architecture résulte de l’harmonie des proportions, du rythme des percements et de la matière sous la lumière." GP

La difficulté vient de l’absence de norme sur lesquelles s’appuyer, comme le souligne ici  Perraudin : « Personne, puisque ces procédés ne sont pas la propriété d'une entreprise ou d'un fabricant, n'a jamais songé à demander et encore moins à financer l'obtention d'un DTU de référence. Voici une aberration qu'il serait indispensable de corriger rapidement si l'on veut voir la pierre réapparaître dans les procédés de construction contemporains. Mais le veut-on seulement?... » GP

On trouvera en illustration à ce texte quelques images de chantiers :

-Le monastère de Solan, avec Gilles Perraudin Architectes donc.

-Les bureaux du Conseil Général de l’Isère à Voiron, avec les mêmes architectes, et où la pierre tient lieu  d’élément porteur au rez-de-chaussée  des 5 étages de bois de ce qui fut, au moment de sa conception, en 2007, le plus haut bâtiment de bois du pays …

-La maison du vin de Patrimonio, toujours avec Gilles Perraudin, et la sublime pierre corse.

-Enfin, un projet porté par Atelier NAO et Elisabeth Polzella, architecte mandataire : le marché couvert de Lamure sur Azergues, où piliers  monolithiques et dalles de toiture sont de la même pierre de Villebois.

Aujourd’hui, des amis architectes continuent avec talent et courage (la matière première de l’architecture) à défendre et utiliser la pierre porteuse , parmi eux :

Wyswyg : https://wyswyg.fr/

Atelier LADA :  http://www.studiolada.fr/bp/marche-saint-dizier/

Je les salue et leur souhaite bonne courage, donc.

Pour ce qui est de construire un futur tout empreint de simplicité et d’économie d’énergie, il faudra se souvenir du coût écologique du transport. Certes les pierres de Stonehenge ont été transportées sur plus de 250 km, comme nous l’avons vu avec Graeber et Wengrow (Traces 114 et 115)  mais se tourner, puisqu’il y a de la pierre partout sous nos pieds, vers un matériau le plus local possible devra continuer à être notre souci premier.

Il ne nous faudra pas oublier les murs de pierre sèche, dont il fut question pour les terrasses dans Traces 95.

Puisque le temps transforme toute pierre en terre, selon Marc-André Selosse (Trace 118), un peu de patience, donc, pour avoir la terre, dont nous sommes faits, dit-on.

Patience, aussi, jusqu’aux prochains numéros, qui seront une synthèse des 24 dernières heures…

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