S’il y a bien une chose que nous ne construisons pas ici, c’est une utopie. Tout sauf cela, cette calibration des pouvoirs, des territoires, des affects, cette programmation maniaque des influences, des relations, des corps. Non. Pour mieux se défendre de cela, autant savoir un peu mieux de quoi l’on parle en parlant d’utopie. Nous passerons par un texte d’Edgar Morin : « Réalisme et Utopie »(2005), avant de basculer vers des utopies plus clairement dessinées avec « Basculements » (2019) de Jérôme Baschet.
En forme d’hommage à Edgar Morin, quelques extraits de son texte : Comme le disait dans la Trace 165 Francis Diébédo Kéré, parlant de briques : «En Afrique : si vous vous asseyez à côté d’un vieux, et s’il sent que vous êtes intéressé et que vous avez le temps pour l’écouter, il va vous raconter beaucoup de choses. »
Edgar Morin est le vieux auprès duquel je choisis de m’asseoir. Et je lui emprunterai ses briques.
D’un passé qui passe mal : « La version soviétique, dite « communiste », du marxisme a été une utopie au sens littéral du terme : quelque chose qui ne se trouve nulle part. Le mot « communisme » servait à masquer une réalité radicalement opposée à son idéologie. »EM
Des cyclones à venir : « Ce qu’il y a de terrible, c’est l’utopie qui se croit réaliste, qui se croit fondée sur la nécessité historique, sur des lois de l’Histoire et sur une prédiction absolument scientifique. En revanche, ce qui est très gentil et inoffensif, trop inoffensif malheureusement, c’est l’utopie qui se sait utopie, qui se sait tout à fait en dehors du réel. Comment faire pour ne pas se laisser tromper par ces pseudo-réalistes – en fait totalement utopiques –, pour ne pas se laisser simplement dire : « Eh bien, oui, ce qui n’est pas réalisé, c’est de l’utopie... », sans s’enfoncer dans un réalisme myope ? Le présent, lui, a un visage énigmatique et incertain. Et l’on peut s’en rendre compte même en Occident. Tout ce qui peut sembler solide, tout ce qui peut sembler fonctionner, peut se déglinguer. Le présent est encore inconnaissable. Nous vivons dans une sorte de zone cyclonique de basse pression. »EM
De l’économisme régnant : « Dans la réalité humaine cohabitent l’imaginaire, le mythologique et, bien sûr, l’affectif ; ce que la compartimentation des sciences sociales et humaines ne prend pas suffisamment en compte. L’économie, quant à elle, est une science trop belle. Pourquoi ? Parce que son objet est en chiffres, en quantités. Vous n’avez qu’à mathématiser les quantités pour faire quelque chose de parfait. Mais dans cette perfection, qu’est-ce qui est évacué : la chair, le sang, les passions, les souffrances, les bonheurs, les cultures. C’est le problème de la réalité aujourd’hui, où le politique s’est mis totalement à la remorque de l’économique. »EM
Des révoltes éthiques : « Ceux qui ont vu clair (dans le communisme), ce sont ceux qui disaient : « On n’en peut plus de tant de mensonges et de tant d’ignominies! » Souvent, la révolte éthique aboutit à une conscience plus lucide que l’acceptation du fait accompli. Parce que, quand on se révolte, on peut voir des choses que les autres ne voient pas. La lucidité que donne la révolte éthique est devenue capitale pour comprendre la réalité elle-même. »EM
De notre empêtrement : « Le réel, c’est là où le possible est impossible, oui, il faut le dire. Nous avons des possibilités matérielles et techniques de résoudre un très grand nombre de problèmes humains. C’est pourtant impossible en fonction des lois, des normes économiques, des rapports entre États. »EM
C’est pourquoi ce projet-ci est une simple étude de faisabilité, hélas.
De la pensée complexe, concept qu’il créa, et qui nous nourrit : « La pensée complexe est celle qui essaie de répondre au défi de la complexité et non pas celle qui constate l’incapacité de répondre. Elle enregistre deux choses à quoi il faut répondre. La première, c’est l’incertain. C’est-à-dire une pensée amenée à se battre pour copuler avec le réel./…/ Comme l’idée d’un ordre déterministe du monde et de l’Histoire s’est complètement effondrée, vous êtes obligé d’affronter l’incertitude d’une part et, de l’autre, comme le mode de pensée réducteur et compartimenteur montre de plus en plus ses limites et ses aveuglements, vous devez aborder le complexe dans le sens littéral du mot complexus – ce qui est tissé ensemble. Blaise Pascal, au XVIIème siècle, écrivait ce qui devrait être une évidence : « Toutes choses les plus éloignées étant liées insensiblement les unes aux autres, toutes choses étant aidées et aidantes, causées et causantes » – ce qui introduit déjà le sens de la rétroaction. Pascal poursuit : « Je tiens pour impossible de connaître les parties si je ne connais pas le tout, comme de connaître le tout si je ne connais pas particulièrement les parties. » Pascal comprenait donc que la connaissance était une navette du tout aux parties et des parties au tout : c’est le lien, c’est-à-dire la capacité de contextualiser, de situer une connaissance et une information dans son contexte pour qu’elles prennent sens. »EM
Des dualismes qui nous bloquent : « C’est le fait que cette disjonction se répande partout, y compris dans la politique. C’est cette pensée fragmentaire qui domine, qui referme des fragments à l’intérieur du monde alors que l’autre pensée va découper le monde longitudinalement, en tranches économiques, techniques, etc. Cette pensée technoscientifique qui ignore les êtres, les gens, les cultures est évidemment incapable de comprendre les problèmes de ces ethnies socio-centriques ; de même que les ethnies socio-centriques sont incapables de connaître les problèmes liés à la technique. Tout cela, aujourd’hui, nous met dans une situation très grave. De ce point de vue, l’impératif est de relier. La pensée complexe s’efforce de relier. Sur le plan même de l’action et de la politique, mon diagnostic est que nous sommes en face d’un combat entre les forces d’association et les forces de dislocation. Solidarité ou barbarie. Nous allons crever du manque de solidarité ; nous allons crever du manque d’une réforme de pensée. En quoi est-ce un problème de pensée ? En ce que les alternatives classiques bloquent la pensée. Réalisme et utopie sont deux antinomies qui s’excluent l’une l’autre selon le mode de pensée reçu. Vous êtes réalistes ? Pas d’utopie. Vous êtes utopistes ? Pas de réalisme. Il en va de même pour l’un et le multiple. Les uns ne peuvent qu’homogénéiser et unifier abstraitement ; les autres voient bien, en effet, la diversité, mais ils la voient compartimentée. Le problème est l’impossibilité d’échapper à ces alternatives mutilantes, l’impossibilité de penser la complexité. C’est le grand défi auquel nous sommes confrontés. »EM
De notre communauté de destin : « Pour moi, la patrie terrestre apparaît dans la conscience que nous sommes issus d’un même tronc et d’une même matrice – la terre – à travers l’évolution biologique. C’est la conscience que nous avons la même identité et que, à travers nos diversités culturelles et depuis l’ère planétaire, tous les êtres humains ont une communauté de destin pour tous les problèmes de vie et de mort. »EM
Des grandes espérances : « Nous ne pouvons plus recommencer à nourrir des espérances démesurées, ces espérances folles comme nous en avons eu à la Libération. Nous sortions du nazisme et nos grandes espérances ont rapidement été déçues. Mais alors, devons-nous être toujours désenchantés, désespérés ? Non. Je crois qu’il faut vivre pleinement les extases de l’Histoire. » EM
De stratégie : « Parce qu’il faut une formidable reconstruction intellectuelle, il faut, je crois, une réforme de pensée, il faut se montrer apte à affronter le défi de l’incertain, et il y a deux façons de l’affronter. La première, c’est le pari : nous savons clairement ce que nous voulons, ce que nous souhaitons, nous parions dessus même si nous craignons que nos idées soient vaincues. La deuxième, c’est la stratégie : autrement dit, la capacité, en fonction des informations reçues et des hasards, de modifier notre façon de marcher. »EM
Avant de conclure : « Depuis longtemps nous disons que la terre devrait être le jardin commun de l’humanité. Or ce qu’il y a de très beau, dans le jardin, c’est la coopération entre la nature et la culture. Le jardin, c’est là où les deux coopèrent au lieu de s’entre-détruire. S’y développe le co-pilotage de la nature et de la culture. Dans l’humanité aussi, les forces conscientes et les forces inconscientes doivent coopérer. Civiliser la terre, en faire un jardin, c’est une tâche gigantesque. Nous n’en sommes qu’au début. Nous n’avons même pas la conscience de cette patrie terrestre. Candide se retirait du monde en disant : « Je vais cultiver mon jardin. » « Aujourd’hui, avec le nouveau Candide, il faut dire : « La perspective est assez belle, essayons de cultiver notre jardin ». » EM
De jardins, au pluriel, nous parlerons bientôt.