Si l’idée centrale ici est bien celle d’une simple étude de faisabilité, cela exclut de développer ici des stratégies de changement, comme de construire et programmer des utopies globales, plus étincelantes l’une que l’autre. Nous avons exprimé notre méfiance à leur égard, Traces 17 et 18, sous le titre ironique de « Cités idéales ». Cependant, cela ne nous interdit pas d’avoir de la curiosité, et de la sympathie aussi, envers ceux qui s’y risquent. Aujourd’hui, l’historien médiéviste Jérôme Baschet, qui, dans « Basculements – Mondes émergents, possibles, désirables » (2021), fort de son expérience notamment de vie dans le Chiapas zapatiste, nous éclaire :
Un bon point de départ : « Au-delà même de la question du dérèglement climatique, il paraît impossible de préserver le monde vivant d’une spirale de destruction massive sans démanteler l’actuel système productif, dont seul l’engrenage délirant du maximalisme capitaliste a imposé l’hypertrophie. Reste que ce démantèlement n’aura pas que des aspects joyeux et libérateurs. Il laissera derrière lui de sinistres ruines industrielles et urbaines… »JB
Que produire alors, et comment ? : « Cela suppose des délibérations pour déterminer les productions assumées collectivement comme pertinentes …Cela conduira à une élévation massive du nombre de personnes qui consacrent une partie de leur temps à la production alimentaire. Au demeurant, l’on sait que la tendance actuelle à confier la totalité de la production alimentaire à seulement 2 à 3% des actifs n’est possible que sur la base d’un modèle agro-industriel hyper-productiviste, éminemment toxique pour les milieux comme pour la santé humaine et animale.» JB
Le bien-vivre : « Au lieu que la vie même soit soumise aux exigences de la production, c’est la production qui serait subordonnée au déploiement des formes de vie. Dès lors, l’organisation collective ne saurait avoir d’autre raison d’être que de contribuer au bien-vivre de toutes et de tous. On se réfère ainsi au « buen vivir » , une notion forgée dans l’intensité des luttes récentes des peuples amérindiens. Le bien-vivre nomme, comme principe fondamental de l’existence collective, le qualitatif du vivre humain… il récuse les déterminations abstraites du monde de l’Economie et fait des choix relatifs à la forme même de la vie vécue le cœur sensible de l’organisation collective. » JB
Hypothèse d’autogouvernement populaire : « Depuis plus de vingt-cinq ans, les rebelles zapatistes construisent, au Chiapas, une expérience d’autonomie qui compte parmi les utopies réelles les plus radicales et les plus durables à l’échelle planétaire….(il s’agit) de se détacher de l’ancrage chiapanèque pour proposer une description de ce que pourrait être la construction de l’autonomie dans un contexte moins spécifié, mais sans doute plus proche de celui du premier monde européen… Il faut se faire à l’idée qu’une politique d’auto-organisation exige des rythmes lents qui, seuls, permettent l’écoute de toutes et de tous, l’élaboration collective et la patiente maturation qu’elle requiert. » JB
Du commun, comment ? : « Contre l’idée d’une naturalité du commun, attaché intrinsèquement à certains biens ou à certaines valeurs, il faut admettre que le commun n’est pas donné. Mais, pour les uns, il est institué, tandis que, pour les autres, il se construit dans l’expérience. De fait, si du commun émerge, c’est parce que se développent des pratiques d’entraide, parce que se construisent des manières partagées d’habiter les mêmes lieux et d’y déployer la vie collective… Une politique débarrassée de l’obsession étatique, de sa souveraineté et de la dépossession qu’elle implique est possible et éminemment souhaitable. L’esquisse proposée ici dessine les traits d’une politique non étatique, ancrée dans les lieux où se déploie l’existence communale. En conséquence, elle est aussi une politique de la multiplicité : les expériences communales situées étant singulières et diverses, il convient de récuser toute logique d’homogénéisation et de penser le faire-commun dans la pleine reconnaissance de toutes les options possibles. »JB
Universalisme possible ? : « Comment alors assumer une perspective planétaire qui ne reproduise pas les vices de l’universalisme européen abstrait ? Convient-il d’élaborer une perspective universaliste reformulée de façon à échapper à ces travers ou vaut-il mieux renoncer à tout universalisme ? On s’inspirera ici de l’appel zapatiste à construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ».JB (Voir Trace 210 à venir)
« La plupart des projets émancipateurs du XXème siècle, se pensant comme réalisation de l’Universel, ont bien souvent privilégié les logiques unificatrices et homogénéisantes dont l’état-nation était l’incarnation. A l’opposé de cette logique, l’affirmation zapatiste de la multiplicité des mondes condense un double combat. De fait, il est crucial de se faire à l’idée que le monde post capitaliste sera tout sauf UN et qu’il n’existe pas qu’un seul chemin émancipateur. Au contraire, la destruction du monde de la marchandise doit être perçue comme la condition de la pleine efflorescence d’une multiplicité de mondes…. La major Ana Maria affirma (en 1996) que « nous sommes tous égaux parce que nous sommes différents ».JB
Un faire-commun : « Il va de soi que les différences peuvent se faire divergences ou conflits, mais ni les unes ni les autres ne sauraient ruiner un faire-commun qui se construit dans l’hétérogénéité des mondes multiples… Si la trajectoire folle du progrès a abouti à une mondialisation qui combine homogénéisation marchande et fermetures identitaires, dévastation de la biosphère et perte du sens des lieux, une fois tiré le frein d’urgence, il pourrait être pertinent d’ouvrir des chemins où s’entrelaceraient une existence communale ancrée dans le sens des lieux et une condition planétaire vécue dans son hétérogénéité constitutive. » JB
Hypothèses stratégiques par temps de crise : « On se plaît parfois à ramener les options stratégiques disponibles à l’opposition entre un Grand Soir révolutionnaire, évènement décisif de rupture avec la domination capitaliste, et une prolifération d’expériences de vie alternative, assimilées à de petits îlots. La proposition que l’on défend ici, sous le nom d’espaces libérés, est très proche de la seconde option. Toutefois on peut suggérer un doute quant à la pertinence de l’image des îlots, car celle-ci introduit une autolimitation sans doute dommageable.
En réalité l’opposition tient à des modes de construction de la réalité collective, qualitativement différents. D’un côté, la voie d’une politique étatique se joue dans l’unité d’un niveau d’emblée supra local. De l’autre, la voie d’une politique non étatique éprouve qu’il n’y a de construction viable que située dans les territoires habités, à partir de quoi il devient possible de mettre en place, dans une hétérogénéité assumée, des échelles d’action supra locales. »JB
Les espaces libérés : « Les espaces libérés permettent d’expérimenter les vertus de l’entraide et de déployer une capacité collective à faire par soi-même, en se déprenant autant que possible des circuits capitalistes et des institutions existantes. En se développant, ils peuvent parvenir à une organisation partiellement autonome de la vie collective, y compris en ce qui concerne la distribution de l’eau et de l’électricité, l’éducation et le logement… Les espaces libérés peuvent aussi constituer des bases à partir desquelles tendre des ponts vers d’autres luttes et accentuer le combat contre la tyrannie de l’économie. C’est cette potentialité réticulaire qui fait leur prix, plus encore que la pureté rêvée d’un microcosme…. Un saut décisif s’accomplit lorsque l’assemblée glisse des tâches de coordination de la lutte à celles de l’organisation de la vie collective, dans un contexte de paralysie du monde de l’économie et de destitution des pouvoirs en place. Ce processus peut aboutir à la formation de communes, qui peuvent décider de se coordonner entre elles, voire de former une fédération de communes libres. »JB
« L’affirmation d’espaces libérés constitue l’une des tâches majeures de la période actuelle. Il s’agit, par-là, de rendre tangibles d’autres manières de vivre plus désirables, par l’expérience retrouvée de la communauté, par la joie que procure la liberté de déployer par soi-même des manières de vivre collectivement déterminées. » JB
« Le capitalisme ne s’effondrera pas de lui-même, mais une dynamique de crise structurelle ouvre à des basculements possibles. Déjà, des mondes émergents et désirables se déploient dans les interstices de l’univers marchand. L’insurgence des mondes communaux, ces monde du faire-commun, est en cours. Elle est le déploiement d’une hypothèse communale – aspiration à une vie bonne pour toutes et tous, dans le nouage d’une existence qui se construit dans les lieux-mêmes de l’expérience et d’une condition planétaire partagée par la communauté de tous les Terrestres. Il s’agit de contribuer à cette insurgence communale de toutes nos forces, à la fois dans les processus présents de construction et de blocage, et dans l’anticipation des moments de basculement, qui permettraient le plein déploiement d’un monde où il y ait place pour les multiples mondes du faire-commun et du bien-vivre pour toutes et pour tous. » JB
On le voit, face aux paysages esquissés ici légèrement, au pastel ou au fusain, Jérôme Baschet propose dans son livre des scénarios écrits rageusement au feutre rouge. Impatience de la jeunesse, ou sagesse de l’historien ? Je ne sais. Qu’il puisse y avoir en revanche une parcelle d’utopie dans le moindre coupe-feu, c’est ce que nous verrons bientôt.