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Billet de blog 27 mars 2025

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Trace 188-Forêts  7

« Ce que j’essaie de faire ici importe à la politique : les outils qui résultent de l’examen des relations que les Runa entretiennent avec d’autres sortes d’êtres peuvent permettre de penser différemment le possible et sa réalisation" Eduardo Kohn

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Les forêts pensent-elles ? C’est ce que défendait déjà Emanuele Coccia dans « La vie des plantes - Une métaphysique du mélange » (2016). Sur Eduardo Kohn, et le mouvement de pensée où il s’insère, Coccia écrit : « Pour pouvoir intégrer la tradition anthropologique, l’écologie doit cesser de se concevoir comme une branche des sciences naturelles, même aussi hérétique et dissemblable, pour se transformer dans une phénoménologie de l’esprit au-delà de l’humain : elle doit supposer, ne serait-ce qu’implicitement, que la vie pense partout et parle partout et que ce qui nous était apparu comme une diversité de nature n’était qu’une pluralité des manifestations culturelles d’une seule et même nature. » Préface à « Yanomami, l’esprit de la forêt  ». De fait, le sous-titre même du livre d’Eduardo Kohn : « Comment pensent les forêts – Vers une anthropologie au-delà de l’humain » (2013-trad. 2017), s’inscrit dans cette démarche.

La préface de Philippe Descola (que nous retrouverons Traces 224 et 225) interroge : «Comment donner la voix aux non-humains sans que celle-ci ne s’exprime à travers des humains ventriloques ?» PD (Voir  Latour T176)

Puis, élogieux : « Ce livre fourmille de petits tours de force interprétatifs qui en font non seulement une contribution de premier plan à l’ethnologie des peuples de l’Amazonie, mais aussi, et peut-être surtout, un essai à la fois POETIQUE et philosophique sur ce que c’est pour un signe d’être vivant./../Il va bouleverser en profondeur la façon dont nous envisageons les rapports entre humains et non-humains en ébranlant, grâce à une théorie des signes audacieuse, l’ancienne opposition au sein du vivant entre les êtres de langage et les autres. » PD

La poésie, c’est ce qui reliera le livre de Kohn, à « Frictions », d’Anna Tsing, que nous verrons dans les prochaines pages. Les deux parlent de forêts touffues, et leur langage épouse la complexité de la flore, et des relations. Accrochez-vous !

Nous sommes en Equateur, à Avila, à 120 km, à vol d’oiseau, à l’est de Quito : que du vert tout autour. Les Indiens s’appellent les Runa : « Obtenir de la nourriture par la chasse, la pêche, la cueillette, le jardinage, et par la gestion d’une variété d’agencements écologiques, implique intimement les gens d’Avila dans l’un des écosystèmes les plus complexes du monde – un écosystème débordant d’une collection époustouflante de différentes sortes d’êtres interagissant et mutuellement constitutifs. » EK

Kohn a fréquenté les lieux à plusieurs reprises, durant vingt années, et nous propose « Une ethnographie qui ne se concentrerait pas seulement sur l’humain, mais aussi sur la manière dont les humains et les animaux entrent en relation, ouvrirait la circulation close sur elle-même dans laquelle nous resterions confinés en cherchant à comprendre la spécificité humaine à partir de ce qui est spécifique aux humains. » EK

Kohn a prêté attention à tous, humains, non-humains, plantes, comme l’a fait aussi Anna Tsing : « Cette anthropologie au-delà de l’humain prend racine dans une relation nourrie avec un lieu et avec ceux qui y font leur vie./…/ Dans ma recherche de certaines composantes tangibles des toiles écologiques dans lesquelles les Runa sont pris, j’ai aussi compilé plusieurs centaines de spécimens ethnobiologiques. » EK

Les rêves tiennent une place importante dans la vie des Runa, au sommeil  fréquemment coupé : « Grâce à ces interruptions continuelles, les rêves débordent dans les moments de veille, et les moments de veille dans les rêves, tant et si bien que les uns et les autres s’enchevêtrent. » EK

Si nous ne restons pas confinés dans le seul langage, nous pouvons nous ouvrir à d’autres signes, non plus seulement des symboles comme le langage, mais aussi des icônes, des indices, et percevoir que : « La vie est intrinsèquement sémiotique. Autrement dit, la vie, de part en part, est le produit de processus de signe. » EK

Donc : « Nous devons, pour reprendre les termes de Viveiros de Castro, « décoloniser la pensée », afin de voir que penser n’est pas nécessairement circonscrit par le langage, le symbolique ou l’humain. » EK

L’objet du livre, son titre, s’entendent ainsi : « Comment devons-nous penser avec les forêts ? Comment faire en sorte que les pensées appartenant au, et produites par, le monde non humain libèrent notre pensée ? Les forêts sont bonnes à penser parce qu’elles pensent elles-mêmes. Quelles sont les implications de cette affirmation pour nos conceptions de ce que cela signifie qu’être humain dans un monde qui s’étend au-delà de nous ? » EK

Un peu de vocabulaire : la sémiose est le processus de production de signifié et d’agencement permanent de signification : « La sémiose est le nom de ce processus vivant de signe, par lequel une pensée en fait émerger une autre, qui à son tour en fait émerger une autre, et ainsi de suite, vers un futur potentiel./…/ Les sois, humains ou non humains, simples ou complexes, sont le résultat de la sémiose et le point de départ de nouvelles interprétations de signes dont le résultat sera un futur soi. »EK

Pour qui serait un peu perdu, Kohn  résume gentiment : «Les signes ne sont pas que des affaires humaines. Tous les êtres vivants communiquent par signes…. Une anthropologie qui se concentre sur les relations que nous autres humains entretenons avec les êtres non humains nous oblige à faire un pas au-delà de l’humain./…/ Les différentes couches de vie de l’Amazonie amplifient et rendent visibles ces toiles de sémiose plus grandes que l’humain. Permettre à ces forêts de penser à travers nous peut nous aider à nous rendre compte du fait que nous sommes toujours , d’une manière ou d’une autre, inscrits dans ces réseaux, et à imaginer quel travail conceptuel pourrait prendre appui sur ce fait. » EK

Ce qui suit résonne avec nos textes (T180, 181, et 185) sur la peur : « C’est seulement lorsque les habitudes du monde contredisent nos attentes que le monde se révèle dans toute son altérité, et dans son actualité existante, comme quelque chose d’autre que ce que nous sommes à présent. Le défi qui accompagne cette perturbation est de croître. Le défi est de créer une nouvelle habitude étrangère, et, ce faisant, de nous reconstituer nous-mêmes, si momentanément que ce soit, à nouveau et en phase avec le monde qui nous entoure/../ C’est cette perturbation même, l’effondrement de vieilles habitudes et la fabrication de nouvelles, qui fonde le sentiment que nous avons d’être en vie et dans le monde. » EK

Qu’est l’animisme Runa ? : « Ce chapitre développe l’idée que tous les êtres vivants, et pas seulement les humains, pensent. Il explore aussi une autre idée, intimement liée à la première, selon laquelle toutes les pensées sont vivantes. Si les pensées sont vivantes et si ce qui vit pense, alors peut-être le monde vivant est-il enchanté. Ce que je veux dire, c’est que le monde au-delà de l’humain n’est pas un monde dénué de sens, auquel les humains donneraient du sens/../L’ANIMISME RUNA, AINSI, EST UNE MANIERE DE PRETER ATTENTION AUX PENSEES VIVANTES DANS LE MONDE, QUI AMPLIFIE ET REVELE D’IMPORTANTES PROPRIETES DE LA VIE ET DE LA PENSEE/../Il est assez malaisé, à partir de nos cadres analytiques contemporains, d’envisager le monde biologique comme étant constitué de pensées vivantes. C’est en partie le résultat de la diffusion du rationalisme scientifique/…/ Si l’on caractérise les formes modernes de savoir et les manières de manipuler le monde non humain en concevant le monde comme un mécanisme, alors ce désenchantement apparaît comme une conséquence évidente/…/Les fins, pourtant, ne sont pas situées quelque part hors du monde ; elles prospèrent constamment en son sein. Elles sont inhérentes au domaine de la vie. Les pensées vivantes « devinent » et ainsi créent des futurs d’après lesquels elles se modèlent. » EK

Citant Viveiros de Castro (que nous retrouverons Trace 244), Kohn développe : « Le perspectivisme suppose deux hypothèses entremêlées : Premièrement, tous les êtres sensibles, que ce soit des esprits, des animaux ou des humains, se voient comme des personnes. Deuxièmement, la manière dont ils sont vus par d’autres êtres dépend de qui observe/../ Les gens d’Avila cherchent à donner sens aux différents sois qui peuplent la forêt en cherchant à voir comment ils voient, et en imaginant comment les différentes perspectives interagissent…Ils prennent beaucoup de plaisir à trouver un point de vue qui rassemble des perspectives multiples. » EK

En quoi cela nous aide à imaginer un futur ? « Ce que j’essaie de faire ici importe à la politique : les outils qui résultent de l’examen des relations que les Runa entretiennent avec d’autres sortes d’êtres peuvent permettre de penser différemment le possible et sa réalisation./…/La vie des signes se caractérise par une série de propriétés logiques unidirectionnelles et enchâssées – propriétés qui sont hiérarchiques de bout en bout. Or. Les politiques optimistes que nous voulons cultiver privilégient l’hétérarchie sur la hiérarchie, le rhizomique sur l’arborescent. » EK

Anna Tsing, que nous retrouverons bientôt nous aidera, à sa façon, à ne point désespérer.

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