« Friction – Délires et faux semblants de la globalité », d’Anna Lowenhaupt Tsing (2005-trad.2020), étant un livre important, et complexe, nous lui consacrerons deux pages, comme nous l’avons fait précédemment pour son « Champignon de la fin du monde » (T 99 et 100). Comme le précédent, ce livre nous mènera de la jungle, de la « zone-frontière » aux bureaux glacés de ceux qui parient sur la ruine, quand Anna Tsing s’acharne à déceler des raisons d’espérer, et surtout de lutter, malgré les désastres : en cela chacun de ses livres est un encouragement à ne pas désespérer.
La préface de Nastassja Martin (voir Traces 255-256 à venir) : « Devant l’abîme », dévoile l’immensité du projet : « L’idée fondatrice du livre est que l’hybridité inquiétante surgissant de la zone de contact entre différents mondes est potentiellement créatrice. C’est la FRICTION. A travers elle se reconstituent les puissances d’agir des collectifs ; elles adviennent justement à l’interstice des mondes (humains et non humains) dans la zone de leur rencontre./../ En cela consiste le changement de perspective majeur d’Anna Tsing : voir dans la terre calcinée et dans la rencontre échouée le signe de la possibilité d’une repousse, la fermentation d’un autre monde qui échappera peut-être au tout-contrôle de la prolifération capitaliste./../ Anna Tsing va plus loin : « Mon but est tout autant pratique que POETIQUE », confie-t-elle au lecteur. Cesser les «opérations d’extraction » passe par la possibilité de raconter d’autres histoires, et ces mises en récit passent elles-mêmes par une attention particulière à la forme : elle aussi se fragmente et se pluralise, pour se lier organiquement au propos qu’elle soutient. » NM
Martin conclut : « Recommençons à penser « là où s’entre-répondent la ruine et le possible ». » NM
Anna Tsing s’arme de courage, pour aller voir les extrémités des ramifications du capitalisme :
« Si les connexions globales sont partout, alors comment étudier le global ? Ce livre a pour objet les aspirations à une connexion globale et la manière dont elle prennent naissance dans la « friction », en prise avec une rencontre concrète. » AT
Elle a fait de multiples séjours, et autant de rencontres, en Indonésie, dans le Sud-Est du Kalimantan :
« Ce qui est arrivé aux forêts tropicales indonésiennes au cours des dernières décennies du XXème siècle est profondément choquant : riches d’une diversité d’espèces dont l’assemblage a demandé des millions d’années, elles ont été défrichées, brûlées et vouées à l’érosion. » AT
Les liens avec les besoins en bois du Japon, notamment, ne sont pas étrangers aux ruines : « La satisfaction des besoins locaux n’est pas à l’origine de la destruction des forêts indonésiennes ; leurs produits étaient destinés au monde. » AT
« Il faut voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy », écrivait Montaigne, ce qui fait de lui un des premiers défenseurs de la friction que défend Ana Tsing : « Pour enrichir l’explication culturelle focalisée sur les seuls schémas de reproduction et de croissance, j’insiste sur l’importance des rencontres entre des cultures différentes et spatialement éloignées dans la formation de ce que nous connaissons sous le nom de « culture » » AT
Tout le livre sera imprégné d’une réflexion sur l’universel (que nous retrouverons Trace 211) : « L’universalisme informe à la fois les schémas impériaux pour contrôler le monde et les mobilisations libératrices pour la justice et l’empowerment. L’universalisme inspire l’action des puissants comme de ceux qui sont privés de pouvoir. » AT
Quand tu veux faire du contreplaqué, tu vois les arbres en fonction : « Tout comme la rencontre des entreprises de commerce japonaises et des politiciens indonésiens a créé des forêts simplifiées où l’on ne voyait plus que des diptérocarpacées, les rencontres inspirées par les activistes pourraient être à l’origine de nouveaux types de forêts. » AT
La friction est aussi à l’œuvre dans le capitalisme : « Les experts imaginent toujours un marché parfait, pur comme les formes universelles de Platon. Or les marchés sont fabriqués dans la friction des circonstances politiques et culturelles. » AT
La zone-frontière, entre ruine et forêt intacte, est le lieu où observer le capitalisme en action : « Qu’ont en commun le cancer et les armes nucléaires ? Une expansion, une prolifération toujours déjà hors de contrôle. La prolifération est aussi un principe clé de l’expansion capitaliste, en particulier dans les zones frontières du capitalisme où l’accumulation n’est pas tant primitive, c’est-à-dire archaïque, que sauvage. Dans ces zones, la nature expansive de l’extraction se révèle pour ce qu’elle est./…/ Les zones-frontières sont dérégulées parce qu’elles surgissent dans les interstices nés de la collaboration entre partenaires légitimes et illégitimes : militaires et bandits, gangsters et entreprises, bâtisseurs et spoliateurs. Elles tendent à effacer la séparation entre loi et vol, gouvernance et violence, usage et destruction./../ La zone qui m’intéresse ici est une bande forestière montagneuse du sud-est du Kalimantan. Mes compagnons de voyage et d’apprentissage sont les Dayas meratus, dont les moyens de subsistance sont les cultures itinérantes et la cueillette en forêt./../ Dans les années 1980, il était possible de voir le Kalimantan rural comme un paysage de villages, de petites cultures et d’agroforesterie traditionnelle./../Dix ans plus tard, c’est devenu une zone-frontière de captation, où fabriquer, sauver et détruire les ressources se mélangent complètement. » AT
Tsing repère les moindres terminaisons du capitalisme : « Les bûcherons vivaient sur des plateformes en bambou de la taille d’un lit, le long de la route, protégées de la pluie par une bâche en plastique ; ils semblaient ne rien posséder à part une cafetière et une boîte de maquereaux, la sardine du pauvre…/../ Ils tiraient profit des minuscules terminaisons des grosses artères où fluent les capitaux qui proviennent de riches entrepreneurs urbains… et qui se divisent en capillaires de plus en plus fins dans la forêt. » AT
Tout en envisageant, depuis les ruines, d’autres futurs : « Pour les économistes et les bureaucrates,… le monde est une zone-frontière. Mais il est d’autres formes sociales environnementales : la propriété commune, la gestion communautaire et le savoir indigène. » AT
Où en-sommes nous ? : « Depuis la fin des années 1980, l’exploitation des forêts avait « ouvert » la région : aux hommes armés, légitimes et illégitimes ; aux projets entrepreneuriaux, petits ou grands ; aux migrants de l’extérieur et de l’intérieur avec une prétention à une citoyenneté supérieure ; aux prosélytes pentecôtistes ; à la destruction des moyens de subsistance et à la suppression des droits locaux ; et, pour tout dire, à la panique et au désespoir. Quand on voit les choses depuis cet imbroglio, on ne peut que grommeler et lutter pour garder en mémoire la précision des symboles mathématiques, les nombres de morts.
Un : les ressources naturelles ne sont pas un don de dieu ; pour être extraites, elles doivent être violemment arrachées aux économies et aux écologies antérieures.
Deux : une telle violence ne laisse personne indemne.
Trois ce déchaînement n’a rien à voir avec un conflit entre voisins. Il mobilise des forces venues de loin, entremêlant des échelles multiples du local au global. » AT
Trois échelles concourent à la destruction : « Le capital financier est un programme d’hégémonie globale ; les concessions obtenues par népotisme sont un projet particulier de fabrication de nation ; la culture de la zone frontière est une manière d’articuler une région. Ce sont des projets qui fabriquent chacun une échelle différente : globale, nationale, régionale… Se rencontrant à un moment précis, ces trois projets sont à l’origine d’un immense brasier. » AT
On retrouve ici les chaînes d’exploitation, dont il fut question dans son autre livre (T100) : « Grâce aux chaînes d’exploitation, une culture propre aux zones-frontières s’est développée. C’est une culture vouée à la destruction des contrées, des terres, des droits sur les ressources et les savoirs locaux sur la flore et la faune. » AT
Le capitalisme peut être lui aussi vu comme une forêt, d’où émergeraient sans cesse de nouvelles plantes : « On fait souvent référence au capitalisme pour comprendre comment ce qui apparaît comme des développements de surface renvoie, en fait, à un système sous-jacent d’exploitation et de conflit de classes. Cependant, avant de capituler devant le monolithe capitaliste évoqué dans ces analyses, il faut s’intéresser à l’émergence continuelle de nouveaux créneaux, de nouvelles cultures capitalistes et de nouvelles formes de capacité d’agir. » AT
Cette première partie du livre se clôt sur une note, toute mesurée, d’espoir, que la suite explicitera : « L’attention portée aux frictions des articulations contingentes pourrait aider à rendre compte de l’efficacité et de la fragilité des formes capitalistes – et globalistes. Au sein de cette hétérogénéité toujours changeante, il y a de nouvelles sources d’espoir mais aussi, cela va de soi, de nouveaux cauchemars. » AT
Comme elle le dit elle-même : « Pour en savoir plus, cher lecteur, continue s’il te plaît ta lecture ». A bientôt donc !