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Billet de blog 27 mars 2025

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« Le shaman Awat Kilay dit : « Sois un cheveu dans la farine ». Comme un cheveu dans la farine, je parle de mouvements sociaux utopiques même quand ils ne sont pas victorieux/../ Ignorer le potentiel utopique, ce n’est pas seulement faire preuve de pessimisme ; c’est aussi, historiquement, se tromper.» Anna Tsing

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Nous abordons la deuxième partie du livre « Friction », d’Anna Tsing, où elle énonce, malgré le désastre des forêts du Kalimantan, quelques raisons d’espérer : « Comment convaincre les gens que la vie sur terre mérite d’être sauvée ? C’est une question autant politique qu’environnementale. » AT

Les conservationnistes ont oublié les populations indigènes : « Alors que l’idée de parc naturel se répandait partout dans le monde, ses défenseurs ont passé des alliances problématiques avec les héritages coloniaux de déplacements et d’expulsion des habitants indigènes. »AT

Les institutions sont contre-productives : exemple l’OIBT : « La combinaison de l’expansion du commerce et de la conservation de la nature est un cocktail qui grise la politique internationale. Et en premier lieu l’Organisation Internationale des Bois Tropicaux (OIBT). Le plus intéressant au sujet de l’OIBT, c’est certainement son échec. Chacun a vite constaté que la « gestion durable » était un concept vide. Le compromis entre le rendement durable et une fonction écologique durable est impossible : personne ne sait comment y arriver. L’OIBT s’est contentée de diffuser l’idée de gestion durable. L’état des forêts tropicales n’a fait qu’empirer depuis sa création. » AT

D’où partir alors ? D’une connaissance approfondie, des milieux, des plantes entre autres : « Uma Dayang, mon amie Dayak meratus, en 1994 : « Avant l’an 2000, il faut que l’on dresse la liste de tout ce que contient cette terre. » Pendant les 10 jours qui suivirent, Uma , assise à mes côtés m’a dicté environ 1000 noms de formes de vie locale. Les listes reconnaissent et célèbrent la biodiversité globale en délimitant un espace local. La vie quittait les rivières, incitant Uma, inquiète, à prêter attention à la liste de leurs habitants. Cette liste était une manière de leur demander pardon. Le développement de la campagne internationale pour sauver la forêt amazonienne, à la fin des années 1980, a inspiré une nouvelle forme de politique : les collaborations entre chefs indigènes et environnementalistes. Le fait que tant de peuples indigènes ne soient pas seulement bien informés sur la biodiversité, mais veuillent aussi partager leur connaissance avec les conservationnistes est une source d’espoir. Pourtant, les obstacles ne manquent pas. Un premier obstacle est constitué par la terrifiante histoire des rencontres passées qui ont fait entrer les savoirs indigènes dans le corpus scientifique et industriel métropolitain. Même une activité en apparence aussi innocente que celle consistant à dresser des listes d’espèces peut s’embourber dans la condescendance et le vol… La liste gomme-t-elle les droits de propriété intellectuelle qui cherchent à se formuler ? Mais les bonnes raisons ne manquent pas pour codifier la connaissance. Parfois de telles codifications sont un outil pour des peuples historiquement marginalisés cherchant à obtenir une place dans la négociation de leurs droits sur les ressources. » AT

Connaissance qui autorise l’agroforesterie (voir T172) décrite ici :« Pour un observateur habitué à imaginer l’agriculture comme l’alignement bien net de rangées de maïs, de blé ou de tomates, la chose la plus surprenante d’une culture sur brûlis meratus, c’est le nombre extraordinaire de plantes qui poussent ensemble sur le même lopin. Des niches spatiales sont créées aussi bien que des niches temporelles. Les pois sont plantés autour d’une souche pour aider au développement des lambrusques. Le brulis est, dans sa diversité, un pays des merveilles. Comment un paysan peut-il prendre soin d’un si grand nombre de plantes, chacune ayant son propre cycle de production et ses propres besoins pour se développer ? La diversité des cultures protège contre les mauvaises récoltes dues aux parasites, au climat ou aux conditions du sol. La diversité invite à emprunter et à offrir des échantillons, des semences et des boutures, et elle lie les fermiers dans un grand réseau social, proche et éloigné. La diversité des cultures est appréciée pour la beauté qu’elle donne aux champs et comme un signe du talent de l’agriculteur. »

Extrait de la poésie d’un poète local, en langue insecte :

« Cuat…cuit…dor… haummmm… haummm…/Door…bruk… miau…door… dor…/Grog…grog…dot…jep,jep… krekek…/Bummm… cuat.cuit. cuit. Cit.cit…/Ne nous ennuyez pas, nous voulons vivre, cit » Kristiandi Tanumihardja

Il s’agit d’être conscients  de toutes les interdépendances, de faire vivre les relations, comme dirait Morizot (T56) : « Nous allons devoir nous intéresser aux bêtes et aux fleurs, non pas seulement comme à des symboles et des ressources, mais comme à des cohabitantes et de collaboratrices. Une manière de s’intéresser plus finement aux interactions entre espèces humaine et non-humaines est de prendre le paysage comme objet d’analyse. Par paysage j’entends la configuration d’humains et de non-humains dans un territoire. Les relations pratiques entre les Dayas meratus et les forêts peuvent nous en dire beaucoup sur la fabrication des paysages complexes dans lesquels les humains et les divers non-humains partagent l’espace sans démarcation claire ou sphères séparées. » AT

Nous devons nous ouvrir à d’autres formes d’agriculture, hors de nos habitudes : « Il semble « naturel » pour les experts de considérer qu’un mode de subsistance prospère requiert des champs permanents tout comme une forêt en bonne santé requiert des réserves protégées de manière permanente. Dans cette perspective, tant la nature que la culture dans les montagnes meratus ressemblent aux bas-côtés envahis de mauvaises herbes de la route socio-écologique….Mais que se passe-t-il si l’on change de perspective pour prêter toute son attention à la fabrication de ce paysage à la fois social et habité par de multiples espèces ? » AT

Les concepts de nature et de conservation ont pris un coup de vieux : « Qu’en est-il, cependant, des paysages dans lesquels un nombre significatif d’organismes ne  sont ni à proprement parler domestiques et cultivés ni sauvages ou indépendants des pratiques humaines de soin et de de dissémination ? Ne faut-il pas concevoir de nouvelles approches de la conservation de la biodiversité, et du coup, de nouvelles manières de conceptualiser la nature dans une perspective globale ? » AT

Des femmes et des enfants indigènes en savent plus que nous en la matière : « Les forêts secondaires qui repoussent n’ont jamais bénéficié d’une attention appropriée de la part des chercheurs et des responsables politiques./…/ Pourtant on pourrait les voir comme un site de possibilités tant pour les moyens de subsistance que pour la conservation des espèces. Les connexions biographiques de longue durée entre les personnes et la forêt qui repousse constituent les bases de la connaissance et des pratiques de gestion de la forêt meratus. Les femmes et les enfants sont ceux qui en savent le plus sur les mauvaises herbes, les graminées et les plantes de nouvelle repousse. /../Le paysage meratus n’est intelligible ni pour les développeurs, ni pour les conservationnistes classiques. » AT

Il s’agit là d’attention (T111 et 112) aux lieux, à l’histoire de chacun en ces lieux : « L’habitude de prêter attention, les pratiques de nommer et les manières de raconter rendent la forêt intelligible pour ses résidents meratus. » AT

Ce conseil du shaman local définissant le programme d’Anna Tsing a été suivi : « Le shaman Awat Kilay : « Sois un cheveu dans la farine ». Comme un cheveu dans la farine, je parle de mouvements sociaux utopiques même quand ils ne sont pas victorieux/../ Ignorer le potentiel utopique, ce n’est pas seulement faire preuve de pessimisme ; c’est aussi, historiquement, se tromper.» AT

Tsing montre les effets d’une friction fructueuse : « Ce chapitre s’intéresse à la formation d’une forêt gérée communautairement en tant qu’objet à défendre. Mon récit suit la manière dont cette forêt a émergé à un moment et dans un lieu précis au travers des efforts collaboratifs de chefs de village dans les forêts meratus du Kalimantan du Sud, d’amoureux de la nature de la capitale provinciale et d’activistes nationaux de Jakarta./../ C’est une collaboration qui se noue avec une différence : une collaboration au cours  de laquelle opère une friction. » AT

Faisons le pari que des paysages ruinés, comme il y aussi hélas en Europe, peuvent émerger, pour le mieux, de semblables alliances : « L’urgence surgit dans des paysages ruinés ; des rêves utopiques comme des ambitions brutales y prennent forme. » AT

La question de l’universel reste le centre de la réflexion de Tsing : « Les projets que j’ai étudiés … déploient la rhétorique de l’universel alors même qu’ils formatent ses significations dans des processus particuliers de prolifération, de fabrication d’échelle, de généralisation, de cosmopolitisme, de collaboration. Ils nous obligent à suivre les appels à l’universel sans garantir qu’ils favoriseront partout les mêmes conditions. » AT

Tsing conclut : « Venues de l’intérieur d’une « région », les revendications universelles sont une clé de l’agentivité globale. Ce livre a défendu l’idée que nous connaissons et utilisons la nature au travers d’universels engagés. L’ « environnement » se répand partout dans le monde au travers de la friction des mobilisations. »AT

NB : Un beau compte-rendu, si nécessaire : https://laviedesidees.fr/L-extractivisme-en-recits.html

Prochains voyages : Toulouse, Florence, Rome,… il sera question de briques : sans friction, pas de tas de briques.

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