C’est bien une forme de décroissance qui est proposée au long de ces textes. Devant le risque d’épuiser le mot, il n’a pas été employé jusqu’ici, mais il mérite d’être analysé, et ce à petites touches.
La décroissance : depuis plus de 50 ans que l’on en parle, et elle ne vient pas. A sa place vient la régression économique de 2020, due au Covid, de 10 %, qui sert d’épouvantail : c’est ça que vous voulez ? Les aéroports vides ? Oui, mais pas seulement.
Car ce qui tente de se construire ici, c’est une décroissance qui ne s’accompagne pas d’un rétrécissement de la vie, ni qualitativement bien sûr, mais non plus quantitativement : ces millions de personnes à accueillir, ce ne sont pas les millions de m2 de bureaux désertés, inutiles, qui pourront les abriter. Se nourrir tous, entre autres tâches, quand tous les circuits qui ont accompagné la croissance feront défaut, car basés sur des coûts énergétiques et écologiques extravagants, nécessitera efforts d’imagination et retroussages de manches.
Quelles sont les dernières nouvelles de la décroissance, depuis Gorz, Latouche, Ariès, et autres ? Ce sera le thème de ces deux pages, pour commencer une enquête chronologique, qui est appelée à se poursuivre.
Tout d’abord, ce texte de 1578, d’un contemporain de Montaigne, Jean de Léry : Quand Lévi-Strauss s’embarque pour le Brésil, il a dans sa poche le récit que fit de son voyage et de son séjour Jean de Léry, parti 4 siècles avant lui. Ce récit est un témoignage riche, à plus d’un titre. Mais le noyau , le joyau est le dialogue suivant :
« Au reste, parce que nos Toüoupinambaoults sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan, c’est-à-dire, bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux, qui sur cela me fit telle demande :« Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin quérir du bois pour vous chauffer ? n’en y a-t-il point en votre pays ? »A quoi lui ayant répondu que oui, et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, mais (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain : « Voire, mais vous en faut-il tant ? » Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire même (m’accommodant toujours à lui parler des choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’avez jamais vues par deçà, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays. «Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. » Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre dit : « Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef : « Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ? » A ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux à ses frères, sœurs, ou plus prochains parents. « Vraiment, dit lors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud) à cette heure connais-je que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grands fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ?La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il) des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourris les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous reposons sur cela. " Jean de Léry, Voyage au Brésil (1578, édition de 1972)
Car, s’il nous est demandé de justifier le pourquoi et le comment de la décroissance, en revanche, pour interroger un peu à fond le pourquoi de la croissance, il faut un vieux Tupinamba du XVI° siècle, semble t-il.
Dans « La décroissance est-elle un projet latin ? » (2015) , Serge Latouche cite lui aussi les cultures amérindiennes :
« Ajoutons, note l’anthropologue Françoise Morin, que le terme « aymara » implique une nécessaire convivialité afin de vivre en harmonie avec tous, ce qui invite à partager plutôt qu’à rivaliser avec l’autre. Ces deux concepts se distinguent de la notion du “vivre mieux” occidental, synonyme d’individualisme, de désintérêt pour les autres, de recherche du profit, d’où une nécessaire exploitation des hommes et de la nature » Elle précise : « Le bien vivre ne doit pas être compris comme un retour à un passé andin, mais comme un “concept en construction” qui résulte des pratiques des mouvements autochtones et des réflexions d’intellectuels ». « Finalement, ajoute-t-elle, on retrouve cette idée de “bien vivre” chez d’autres peuples autochtones, comme les Guarani en Bolivie, avec leur expression « nande reko » ; mais aussi chez les Mapuche du Chili qui parlent de « kunme mongen » ; chez les Shuar en Équateur avec le concept de « shiir waras » décrivant une vie harmonieuse qui inclut un état d’équilibre avec la nature ; chez les Shipibo Konibo au Pérou, avec la notion de « jakona shati », signe de convivialité et de partage avec les autres ; chez les Ashaninka du Rio Ene (Pérou) avec l’expression « kametsa asaike » qui symbolise un processus de relation unissant les gens entre eux et avec leur environnement naturel. En Amérique du Nord, on trouve également, chez un certain nombre de groupes amérindiens, cette notion de “bien vivre”, notamment chez les Cris »SL
Qu’est-ce que ce « bien vivre », ce « vivre-mieux », même, qui s’accompagne d’une baisse du confort ? Aux yeux de maints contemporains, cela n’existe pas. N’ont-ils donc jamais abandonné le domicile parental, pour s’établir avec la personne aimée, dans une mansarde, dans une cabane ? Il ne s’agit pas là d’un choix subi, comme on tend à nous le faire accroire, mais d’un choix vécu.
La décroissance ne sera jamais acceptée, venant d’en haut, d’un parti, d’un gouvernement, d’une dictature : c’est à nous qu’il appartient de la faire exister, en pensées, en paroles, en écrits, en action, en règle de vie …
Pour ma part, j’ai passé 4 ans de ma vie en pleine décroissance, sans eau courante ni téléphone, dans un vieux moulin, entre 1979 et 1983, déjà fortement impressionné par la lecture du rapport du Club de Rome, et les thèses d’Ivan Illich notamment. Les carnets de cette période font état de moments merveilleux : certes, j’avais choisi de n’y porter que les bons moments… Cela aussi est un choix ! Charpentant par ci, par-là, j’y ai surtout mené des activités « improductives » : musique, lectures, écriture, cirque, …des années pleines, et heureuses.
Prochains textes avec l’inventeur du concept : Nicholas Georgescu –Roegen et Georges Bataille : accrochez-vous !