Un non-dit hante ces centaines de pages depuis cinq ans : un scénario, d’où émergerait un rapport de force permettant aux idées qui imprègnent ces textes de vivre. Je me suis bien gardé d’y penser, je l’avoue. C’est ce à quoi s’est attellé par contre Alessandro Pignocchi dans « PERSPECTIVES TERRESTRES- SCENARIO POUR UNE EMANCIPATION ECOLOGISTE » (2025), qui vient à peine de sortir, et que je suis impatient de présenter.
Les somptueuses bandes dessinées de Pignocchi hantent ces pages :
Traces 32, 88 et 125 : « La recomposition des mondes » (2019) et « Mythopoièse »(2020)
Trace 146 : « La cosmologie du futur » (2018)
Trace 203 : « Ethnographies des mondes à venir » (2022)
On retrouvera dans son dernier livre, plus ambitieux, bien des lectures faites ici : Nastassja Martin, Charles Stépanoff, Aurélien Berlan, Baptiste Morizot, Fatima Ouassak, David Graeber et David Wengrow, James Scott, Silvia Federici, Anna Tsing,… et naturellement Philippe Descola, partenaire de longue date de Pignocchi. (Trace 203). Au-delà de la synthèse magistrale qu’il fait de ces divers auteurs, Pignocchi s’enhardit à tracer une voie originale, et riche. Suivons-le, en y passant le temps qu’il faudra, les longs extraits cités ici ne visant pas, loin de là, à se substituer à une lecture que je recommande. NB : toutes citations, sauf mention, sont d’Alessandro Pignocchi.
Pour qui veut « rencontrer » l’auteur, sort aujourd’hui une interview de Pignocchi sur « Lundi matin », ce qui contraste bien avec le silence général, un peu embarrassé on imagine, des médias sur cette publication :https://lundi.am/Perspectives-terrestres
INTRODUCTION
La Trace 224 a reporté le drame des Even, tel que le raconte Nastassja Martin dans la fin de son livre : « A l’Est des rêves – Réponses Even aux crises systémiques », où on les voit violant leurs propres principes de comportement avec les saumons : « En se trouvant contraints de renier la sociabilité étendue aux non-humains, les Even abandonnent une part d’eux-mêmes, un élément de ce qui les compose en tant que personnes. Avec cet appauvrissement de la sociabilité, ce sont les possibilités de joie et d’intensité de vie qui s’étiolent. »
Reprenant des éléments sans doute autobiographiques, puisque c’est bien d’une passion pour les oiseaux et l’ornithologie que démarre son parcours :
C’est de notre rapport avec les non-humains qu’il part, y appuyant son argumentation : « Il ne s’agit pas de copier superficiellement les façons de faire de peuples dont l’histoire et l’environnement n’ont rien à voir avec les nôtres, mais d’opérer une transformation de fond, de se défaire de l’attitude objectifiante que nous adoptons collectivement et institutionnellement à l’égard des vivants non humains, pour construire et inventer avec eux des interrelations bruissantes de toute la complexité de la vie sociale. »
En effet : « Interroger nos relations aux vivants permet d’ancrer les luttes écologistes dans les pratiques et les affects et, ce faisant, de la mêler organiquement aux autres luttes d’émancipation en leur donnant un souffle nouveau, aux unes comme aux autres. »
Mais l’ambition de Pignocchi est bien plus vaste :« Disposer d’un scénario, d’une hypothèse à relativement long terme, est essentiel pour redessiner les lignes de la conflictualité sociale au prisme de la question écologique et ainsi clarifier tant les possibilités d’alliance à grande échelle que les leviers politiques concrets qui permettraient de faire pencher le rapport de force en notre faveur. Il est proposé ici d’ébaucher un tel scénario, en partant des désirs et des affects qui travaillent notre époque.
De la situation actuelle, nous ne savons que trop comment elle tend vers le fascisme, comme décrit par exemple par Zetkin collective (Traces 373 et 374) : « Pour se maintenir, les grandes structures de domination politique et économique ont acquis les moyens de ne plus faire de concessions, et de fait, à peu de choses près, elles n’en font plus. Pour se maintenir, elles n’hésitent pas à aggraver la crise écologique et à tendre vers le fascisme. »
L’idée de Pignocchi fera penser aux communes italiennes, citées maintes fois ici, depuis la Trace 5, mais aussi mentionnées par Descola dans leur commun entretien (Trace 215) : « … Instaurer progressivement une forme de cohabitation relativement pacifiée entre des structures étatiques du type de celles que nous connaissons et des réseaux de territoires autonomes. »
Communes qu’il était aussi question d’embellir, si l’on en croit Elizabeth Crouzet-Pavan (Trace 50), et ce n’est pas un hasard si ces notions esthétiques, et celles d’affects, très italiennes, nourrissent le propos de Pignocchi : « L’exercice de projection ne vaut que s’il informe et inspire l’action présente, l’embellit, la rend plus joyeuse et féconde, atténue le sentiment d’impuissance et d’isolement pour alimenter celui d’appartenance à une vaste communauté de lutte qui, bien que disparate, hétérogène et conflictuelle, peut se tendre vers des objectifs communs. »
1-LES PERSPECTIVES TERRESTRES
Comment abandonner ce dont nous sommes pétris ? : « La manière instituée dont la modernité occidentale se rapporte aux vivants non humains est très particulière. Elle est, globalement, objectifiante : les plantes, les animaux et les milieux de vie sont des objets que l’on exploite, la plupart du temps, et que, parfois, on étudie, protège ou contemple. »
Au profit d’attachements (Traces 417 à 419) : « La résonance empathique, les multiples attaches affectives qu’un collectif d’humains peut nouer au fil du temps avec un milieu de vie et ses habitants non humains sont, en général et à l’échelle institutionnelle, niées, évacuées comme de la sensiblerie qu’il s’agit de surmonter… »
La synthèse, qu’évoque Jocelyne Porcher dans « Vivre avec les animaux » (2011), ou que vivent les bergères Violaine Bérot et Florence Debove (Trace 344) est-elle encore vive ? : « L’agriculture paysanne qui entrelace les relations empathiques et les usages métaboliques a été progressivement effacée de l’Occident moderne. »
La conviction de Pignocchi est que : « Volonté d’autodétermination et désir d’entretenir des relations riches avec les autres vivants se renforcent mutuellement. »
Cette semaine même, on aura pu en voir une illustration au Pérou , où des indiens, armés de bâtons, Le 21 avril, 500 membres de la communauté Awajún, un peuple indigène du Pérou, ont donc pris d’assaut un oléoduc, et en particulier une station pétrolière située sur son parcours. Ils réclament une aide urgente du gouvernement suite aux marées noires à répétition qui frappent leur territoire, car aucune indemnisation n’a été versée : https://www.youtube.com/watch?v=Zo2urLHivx0&t=73s
Toute colonisation, y compris interne, pourrait être résumée ainsi : « La destruction matérielle des moyens d’autosubsistance s’est accompagnée d’une destruction symbolique des pratiques qui en faisaient la richesse affective et des savoirs qui en permettaient l’existence. »
On se souvient de Malcolm Ferdinand (Trace 393) : « Les matricides de la Plantation se révèlent aussi à travers les destructions des relations affectueuses et paysagères liant des peuples amérindiens à ces terres. » MF
A cette destruction de liens, s’opposent des tentatives nostalgiques, mais surtout réactionnaires, qu’il convient de dépasser : « Un projet d’écologie politique conséquent doit prendre au sérieux ces affects, et être capable de proposer un retour au local antagoniste aux projets réactionnaires. Il doit façonner un local d’un type nouveau, désirable, construit sur une critique de la modernité capitaliste, mais clairement distinct d’un retour en arrière… L’enjeu est de dépasser le projet moderne sans réactiver ces liens excluants, en valorisant et en nourrissant des liens au local d’un autre type. »
Pour résumer : « On récuse aussi bien la proposition moderne d’une liberté à l’absence de liens durables que le projet réactionnaire de réactiver des liens immuables. »
Ici, Pignocchi rejoint Fatima Ouassak (Trace 294), sur le fait que nos liens n’ont pas besoin d’être historiques pour être profonds, et aussi efficaces : « En reconnaissant que l’on n’hérite pas d’un monde immuable, tant écologiquement que socialement, mais qu’on le compose par tissage et, donc, en valorisant les liens au territoire non pas hérités mais construits, les perspectives terrestres peuvent espérer se lier avec certains projets politiques émanant des quartiers populaires racisés… »
L’écologie est trop facilement qualifiée de « punitive » par tous ceux acharnés à faire durer leurs affaires : « Compliqué de lutter avec un enthousiasme collectif durable seulement pour éviter le pire. L’écologie peine à activer autre chose que des affects tristes tant qu’elle reste globalement objectifiante. »
Selon Pignocchi : « Déplacer la focale sur nos relations au vivants non humains inscrit la lutte écologiste dans une perspective autrement enthousiasmante. »
Les moyens de le faire ? : « Les perspectives terrestres ont par conséquent à s’interroger sur les formes d’organisation politique qui laissent l’écologie subjectivante se déployer, et sur les leviers qui permettraient de les instituer. »
Nous verrons dans les deux prochains épisodes comment Pignocchi évalue les probabilités de renversement révolutionnaire, et de changement par les urnes, pour finalement proposer, faute de mieux, une sorte de cohabitation entre les « perspectives terrestres », et les pouvoirs en place.