Naître rentier ? Non. Ce n’est pas une perspective : notre souhait ne peut être de calquer notre destin sur celui de ces malheureux, allant de jet en yacht, de palace en palace.
Une société se fixant ceci comme objectif, ou comme base, repose sans le dire sur un esclavage, ou lointain, ou caché : c’est la nôtre. C’est aussi celle qu’imaginent ceux pour qui un revenu de base est un point de départ.
Désirer cela, c’est aussi à la fois suspecter chaque être humain de désirer le même statut d’assisté, en reconnaissant ce statut comme désirable…et l’interdire aussitôt à qui vient, poussé par bien d’autres besoins.
Le travail reste la base, mais lequel ? Deux lectures pour nous guider, dans un premier temps, car le thème est vaste :
« Eloge du carburateur » de Matthew Crawford.
« La vie solide » d’Arthur Lochmann.
Deux auteurs qui sont des « diplomates », pour reprendre la terminologie de B.Morizot, des transfuges, entre philosophie et travail « manuel » : la réparation de motos de compétition pour Crawford, la charpente bois pour Lochmann. Transfuge, comme je le fus, par deux fois.
On se souvient des appels de l’Etat en 1999 à jouer les bûcherons après la tempête, ou, plus récemment, ce printemps, à aller faire les paysans : appels avant tout témoins de la grande ignorance de ces métiers de la part des technocrates qui nous gouvernent. Car si l’on voit certains flatteurs s’improviser ministres, on ne s’improvise pas bûcheron, ni paysan : ce sont des métiers, et nous y reviendrons.
Matthew Crawford, après des études de physique, puis de philosophie politique, devient directeur du « Think Tank » George Marshall Institute : son travail ? « Il s’agissait en fait de donner un vernis de scientificité à des arguments tout à fait profanes qui reflétaient divers intérêts idéologiques et matériels. Ainsi par exemple, à propos du réchauffement planétaire, je devais m’arranger pour mettre en scène des thèses compatibles avec les positions des compagnies pétrolières qui finançaient la fondation. » Ainsi fonctionne notre monde, hélas.
Démissionnant (on le comprend) après seulement 5 mois, il commence à travailler comme réparateur de motos :
« Reste que les conditions physiques spécifiques des activités exercées par les charpentiers, les plombiers ou les mécaniciens auto sont trop variables pour que lesdites activités soient exécutées de façon robotique par des idiots…. Les métiers manuels sont donc un refuge naturel pour les individus qui entendent exercer la plénitude de leurs facultés et se libérer non seulement des pouvoirs mortifères de l’abstraction, mais des espoirs fallacieux et des incertitudes croissantes qui semblent inhérents à notre univers économique. »
De fait, les incertitudes ne manquent pas, et la crise du Covid19 rend toute son actualité à la citation qu’il fait d’Alan Blinder :
« Et si, à l’avenir, la dichotomie fondamentale s’établissait entre les tâches facilement délocalisables et transmissibles par câble sans perte majeure de qualité et les tâches intrinsèques « localisées » ? »
Citant Alexandre Kojève : « L’homme qui travaille reconnaît dans le Monde effectivement transformé par son travail sa propre œuvre : il s’y reconnaît soi-même, il y voit sa propre réalité humaine, il y découvre et y révèle aux autres la réalité objective de son humanité, de l’idée d’abord abstraite et purement subjective qu’il se fait de lui-même. »,
Crawford dresse un éloge, au-delà du carburateur, d’un travail, dit manuel, qui apparaît comme une forme de résistance à un abêtissement programmé du monde :
« Selon Barbara Garson : « Un degré extraordinaire d’ingéniosité humaine a été mis au service de l’élimination de l’ingéniosité humaine. » »
Et à une critique implicite des nouveaux dogmes :
« Le savoir-faire artisanal suppose qu’on apprenne à faire une chose vraiment bien, alors que l’idéal de la nouvelle économie repose sur l’aptitude à apprendre constamment des choses nouvelles. »
Le travail manuel n’évacue pas la pensée, contrairement aux idées reçues :
Citant Rose : « nos éloges du travail manuel renvoient le plus souvent aux valeurs qu’il est censé incarner et non pas à l’effort de pensée qu’il requiert. »
D’où cet aveu de l’auteur : « … j’ai souvent eu la sensation que le travail manuel était plus captivant d’un point de vue intellectuel. »
Ou : « Si l’on prend en compte la richesse intrinsèque du travail manuel du point de vue cognitif, social et psychologique, on peut se demander pourquoi sa présence a connu un tel déclin dans le système éducatif. »
Il s’agit en particulier d’y retrouver un autre rapport au monde : « Et de fait, nous avons de moins en moins d’occasions de vivre ces moments de ferveur créative où nous saisissons des objets matériels et les faisons nôtres, qu’il s’agisse de les fabriquer ou de les réparer./../ Cet ouvrage plaide pour un idéal qui s’enracine dans la nuit des temps mais ne trouve plus guère d’écho aujourd’hui : le savoir-faire manuel et le rapport qu’il crée avec le monde matériel et les objets de l’art. »
« Pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d’agir matériellement sur lui ? »
Que cette forme de travail ouvre vers la philosophie, ce sera l’une des conclusions de l’ouvrage, qui reprend Aristote, et Anaxagore : « Aristote inaugure sa Métaphysique avec l’idée que « tous les hommes désirent naturellement savoir. » J’ai avancé l’idée que la véritable connaissance naît d’une confrontation avec le réel. Par conséquent le travail offre une espèce d’anticipation accessible de la philosophie. »
« Anaxagore : « C’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. » »
La dernière citation de Crawford peut servir d’introduction à « La vie solide » d’Arthur Lochmann, dont l’expérience de charpentier est plus voisine de la mienne, n’ayant que fort peu de goût pour les motos !
Selon George Sturt : « … ce dernier (le menuisier) n’était pas alors une simple proie, une victime sans défense de la machine. Bien au contraire, les vertus spécifiques d’une pièce de bois déteignaient en quelque sorte sur l’individu qui savait l’apprivoiser. »