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Billet de blog 28 novembre 2024

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Trace 16 - Mains d'oeuvre 2

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comment la matière nous informe et nous forme, nous déforme aussi : dans la continuité de la dernière citation de M.Crawford, celle-ci, extraite de la Revue Corps, n°6 (2009), de Marie Pezé :

« Si je travaille comme menuisier, comme charpentier, comme bûcheron, je travaille le bois. À force de travailler le bois, non seulement je découvre les qualités de la matière « bois », mais sa résistance, ses aspérités, ses noeuds, ses fragilités. Je développe une intimité du rapport à sa matière. J’éprouve la résistance du bois à l’usage de l’outil dont je me sers pour le travailler, j’éprouve la résistance de mon corps à l’usage de cet outil. C’est par la résistance du réel que mon propre corps et les pouvoirs de mon corps se révèlent à moi. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi-même. »MP

 Se transformer, oui ! Etant passé, treize ans durant, par cette épreuve de la « résistance du réel », je pourrais laisser parler mes souvenirs. Mais Arthur Lochmann, passé de la philosophie à la charpente, a écrit, bien mieux que je ne saurais le faire, un livre : « La vie solide, la charpente comme éthique du faire », (2018), et je l’en remercie. Voici, résumés ici brièvement, quelques points saillants de l’ouvrage :

D’abord, les raisons d’un tel choix : « Et de tous les corps d’état du bâtiment, c’est le seul qui procure cette sensation première, essentielle, des espaces en train de prendre forme sous le ciel. C’est un métier immensément exigeant, une vie solide à laquelle on s’attache. Mon parcours n’a rien d’exceptionnel. Nous sommes de plus en plus nombreux, au cours de nos vies modernes, à changer radicalement de trajectoire. »

Le livre s’inscrit par ailleurs, même si le domaine d’action est fort différent, dans la continuité de celui de M. Crawford :« Dans l’Eloge du carburateur, Matthew Crawford a bien mis en évidence les bénéfices d’une telle confrontation au réel et à la matière. »

 On y trouve une analyse de la différence, essentielle, entre savoir, et savoir-faire :

« Certes, tout savoir intellectuel, même le plus abstrait, comporte un faire, se réalise dans une action….Mais les savoir-faire se distinguent des connaissances intellectuelles en ce que ces dernières peuvent être seulement disponibles, mobilisables en cas de besoin, et stockées en attendant sur des supports techniques externes./…/

Les savoir-faire, à l’inverse, se caractérisent par le fait d’être intériorisés, incorporés. Ils comportent une dimension intuitive qui permet de reconnaître les traits saillants d’une situation et d’en dégager des règles d’action.

Il est difficile de décrire un savoir-faire par le langage : un geste n’est pas le résultat à obtenir, mais un ensemble complexe de postures, de mouvements, de rythmes et de forces exercées, qui s’accommode mal de la linéarité du langage écrit ou oral. C’est pourquoi un métier comme celui de charpentier s’apprend par contact, en voyant faire, en essayant de faire. »

 Que, comme les cernes viennent chaque année donner forme et consistance à l’arbre, l’expérience, cette notion mise à mal par la modernité, s’accumule, dans les gestes du chantier, mais aussi dans les savoirs, plus ésotériques, du « trait » : « Pour dessiner les fermes et les assemblages de leurs pièces, il y a un outil propre à la charpente. Celui-ci n’a pas la simplicité du marteau et de la scie, il est même tellement complexe et raffiné qu’il a été inscrit en 2009 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO : le trait. Un mot simple et beau qui désigne l’accumulation depuis le douzième siècle de méthodes de représentation dans l’espace. »

Il faut souligner que ces techniques ont permis à des charpentiers ne sachant ni lire, ni écrire, ni compter, de maîtriser et utiliser des éléments de géométrie descriptive de haut niveau…

Au chantier, c’est d’une autre transmission qu’il s’agit : Citant J.C.Ameisen : « C’est la relation qui est première dans l’accès à l’humanité. Et ce qui est en jeu dans cette relation, c’est la vie que j’ai reçue et que je transmets à d’autres après l’avoir réinterprétée de manière singulière. » Autour des savoirs et des gestes, le chantier est un des hauts lieux de cette relation. »

 La charpente est aussi l’un des lieux pour retrouver le sens de la responsabilité, fort dilué par ailleurs : « Dans de larges pans du monde professionnel, le sentiment de responsabilité est en voie de disparition. La complexité des modes de production contemporains a tendance à dissiper l’agir individuel, si bien qu’il est de plus en plus difficile de se sentir entièrement responsable de quelque chose en particulier./…/ Le charpentier exécute des prestations du début à la fin./…/Cet engagement dans le travail…offre une manière simple et efficace de donner un sens plein à la vie, un sens détaché de l’affirmation de soi, puisant sa source dans l’utilité de ce que l’on produit. »

Une responsabilité qui ne s’engage pas seulement envers les autres humains, mais aussi envers le vivant tout entier :

« Il y a quelque chose de plus, qui tient à la nature même du bois, et au fait que l’on s’apprête à raccourcir d’un coup de scie ce que la forêt a mis tant d’années à faire pousser. Cela dispose à une sorte de respect obscur, d’animisme spontané face à cette offrande sylvestre. »

 Sur cette notion de « communs » qui oriente tout ce projet, on trouve ceci :

« Ces savoirs, parce qu’ils avaient été  développés au fil du temps par et pour la communauté, s’apparentent à ce qu’on appelle aujourd’hui des biens communs, c’est-à-dire des biens qui ont vocation à être universels et que la privatisation peut détruire ou amoindrir…. »

Ce n’est donc pas anodin, et même tout à fait logique, que, de la forêt de Roybon,

https://reporterre.net/A-Roybon-l-abandon-du-Center-Parcs-n-est-qu-une-etape-dans-la-lutte

à celle de Bure,

 https://bureburebure.info/zad-de-roybon-chantier-cabane-en-mixite-choisie/

en passant par Notre Dame des Landes,

https://reporterre.net/Notre-Dame-des-Landes-plus-de-300-gendarmes-expulsent-des-cabanes-sur-la-Zad

toutes les ZAD (zones à défendre contre les grands projets) de France comptent tant d’ouvrages de charpente. Comme si à la fois le matériau, mais aussi les usages qu’il autorise, étaient le mieux à même de proposer, au-delà d’une attitude défensive, un mode de construire et de vivre.

Des cités idéales en construction ?

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