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Billet de blog 28 décembre 2024

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Trace 72-Cité-jardin 2

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le nom de William Morris s’est déjà glissé dans la Trace2 (sur une définition du travail), et dans la Trace 57 (un monde sans argent). Comme Kropotkine (Trace 71), il a pour  adversaire un monde basé sur la concurrence, et pour modèle des aspects de la société médiévale : « Indigné par l’ère victorienne à son apogée, qu’il trouvait hideuse, et adversaire acharné du capitalisme, dans lequel il voyait la décadence de l’humanité, il aspirait à une société solidaire, altruiste, fondée sur l’artisanat, sur le modèle des guildes du Moyen Age. » « William Morris et la critique du travail » Anselm Jappe.

Ici, il apparaît comme l’auteur des « Nouvelles de nulle part »(1890). Ce qui est attachant chez lui, c’est cette tension entre une poursuite du beau, centrale chez lui, et dont il a fait son métier de designer textile et d’éditeur, et une passion acharnée  pour la justice sociale, sans lâcher ni l’un ni l’autre. Chose choquant les marxistes d’un côté, les écologistes de l’autre, chacun s’empressant néanmoins de le tirer vers son bord.

L’utopie, car c’en est une, qu’il décrit tout au long des « Nouvelles de nulle part », ne nous ménage aucune scène préraphaélite, et pourrait sombrer dans une certaine mièvrerie, sans la description précise et furieuse qu’il fait du moment de transition  cruel entre le monde de la société victorienne abhorrée et cet Eden, où il nous promène en suivant la Tamise.  Moment inspiré entre autre par la Cummune de Paris et sa sanglante répression. Ce qui nous intéressera particulièrement ici, ce sont les rapports qu’il instaure entre ville et campagne, précurseurs des cités-jardins, et sa redéfinition du travail et des besoins, comme un avant-goût de décroissance.

Embarquons ! L’Angleterre,  dans son texte, devient une sorte de Toscane, ce qui est tout à fait charmant. Nous remettrons en question successivement avec le narrateur, en plein songe, le besoin de la circulation de l’argent, une éducation évitant les travaux manuels, la notion de fabrique, enfin l’urbanisme concentrationnaire du XIXème siècle (pas très différent du nôtre) : Morris décrit un exode urbain brutal :

« Le changement, qui, en ces matières, se produisit dès les premiers temps de notre époque, fut d’une rapidité très singulière. Les gens envahirent les villages de la campagne, et, pour ainsi dire, se jetèrent sur la terre libérée comme une bête sauvage sur sa proie ; et, en un temps très court, les villages d’Angleterre furent plus peuplés qu’ils n’avaient été depuis le quatorzième siècle, et grossirent rapidement. Naturellement, cette invasion de la campagne fut une affaire malaisée à traiter, et aurait causé beaucoup de misère si le peuple eût été encore sous la servitude du monopole de classe. Mais au point où l’on en était, les choses s’arrangèrent bientôt. Les gens trouvèrent l’occupation qui leur convenait, et renoncèrent à essayer de se mettre à des métiers où ils devaient nécessairement échouer. La ville envahit la campagne ; mais les envahisseurs, comme les envahisseurs guerriers des temps anciens, cédèrent à l’influence de leur entourage, et devinrent campagnards ; et à leur tour, lorsqu’ils furent devenus plus nombreux que les hommes des villes, ils influencèrent ceux-ci ; en sorte que la différence entre la ville et la campagne alla en diminuant ; » WM

Tout ceci rendu possible par une redéfinition précise de nos besoins, rendant possible une redéfinition du travail lui-même : 

« Oui, plutôt. Les produits que nous fabriquons sont faits parce qu’on en a besoin : les hommes travaillent pour l’usage de leurs voisins, comme ils travailleraient pour eux-mêmes, et non pour un vague marché dont ils ne savent rien et sur lequel ils n’ont aucun contrôle : comme il n’y a ni achat ni vente, ce serait simplement de la folie de fabriquer des produits pour le cas où on en aurait besoin ; car il n’y a plus personne qui puisse être forcé à les acheter. Ainsi, tout ce qui est fabriqué est bon, et absolument propre à son objet. Rien ne peut être fait que pour un usage déterminé ; aussi on ne fait pas de produits inférieurs. De plus, comme je l’ai déjà dit, nous nous sommes rendu compte de nos besoins, en sorte que nous ne fabriquons pas plus que ce qu’il nous faut ; et comme rien ne nous oblige à fabriquer une grande quantité de choses inutiles, nous avons assez de temps et de ressources pour regarder la fabrication comme notre plaisir. Tout travail qui serait fastidieux à faire à la main est fait par un machinisme énormément perfectionné ; et tout travail qu’il est agréable de faire à la main est fait sans machinisme. » WM

A quoi comparer une vie aussi remplie de joliesse ? A un souvenir d’enfance :

« Vous souvenez-vous de rien de pareil, Hôte, dans le pays d’où vous venez ?

… je dis alors, mais à voix basse :

- Oui, lorsque j’étais un heureux enfant, par un jour de fête ensoleillé, et que j’avais tout ce que je pouvais désirer.

- C’est cela. Vous vous souvenez que vous m’avez reproché tout à l’heure de vivre dans la seconde enfance du monde. Vous verrez que c’est un monde où l’on vit heureux ; vous y serez heureux — pour un moment. » WM

Hélas, en effet, tout cela est un rêve, et notre narrateur va bientôt se réveiller dans la  puanteur et la saleté londonienne. Il lui restera ces paroles, comme message, et comme programme :

« Tout le temps, si vivants que fussent pour moi ces amis, j’avais eu le sentiment que je n’avais rien à faire parmi eux : comme si le temps dût venir où ils me rejetteraient et me diraient, comme semblait le dire le dernier regard navré d’Ellen : « Non, cela ne va pas ; vous ne pouvez être des nôtres ; vous appartenez si complètement au malheur du passé, que notre bonheur même vous pèserait. Retournez, maintenant que vous nous avez vus, et que par vos yeux vous avez appris que, malgré toutes les maximes infaillibles de votre époque, il reste encore des jours de repos pour le monde, quand l’autorité se sera changée en camaraderie, - pas avant. Retournez donc, et tant que vous vivrez, vous verrez tout autour de vous des gens occupés à faire vivre aux autres des vies qui ne leur appartiennent pas, tandis qu’eux-mêmes ne se soucient en rien de leur vraie vie, des hommes qui haïssent la vie tout en craignant la mort. Retournez, et soyez d’autant plus heureux que vous nous avez vus, que vous avez ajouté un peu d’espérance à votre lutte. Continuez à vivre, tant que vous pourrez, en vous efforçant, quelles que doivent être les souffrances et la peine, à instaurer peu à peu l’ère nouvelle de camaraderie, de repos et de bonheur. » »WM

Est-ce si facile ? Anselm Jappe, dans sa lecture de W.Morris, en doute, et conclut ainsi :

« Pour Morris, la société future « ignore la signification des mots riche et pauvre, le droit de propriété, les notions de loi, de légalité ou de nationalité : c’est une société libérée du poids d’un gouvernement. L’égalité sociale y va de soi ; personne n’y est récompensé d’avoir rendu service à la communauté en acquérant le pouvoir de nuire à autrui. Dans cette société, la vie sera simple, plus humaine et moins mécanique, car nous aurons renoncé en partie à la maîtrise de la nature, quitte pour cela à accepter quelques sacrifices. Cette société sera divisée en petites communautés, dont les dimensions varieront selon l’éthique sociale de chacune, mais qui ne lutteront pas pour la suprématie et écarteront avec dégoût d’idée d’une race élue ».

  Cela paraît si beau, si simple, est-on tenté de dire, pourquoi ne pas l’avoir encore réalisé ? Le destin des utopistes est que leur critique du système à détruire est souvent plus pertinente que leur utopie positive. Et pourtant, c’est bien souvent dans l’écart entre son utopie positive et la réalité imposée par l’histoire que réside, aujourd’hui encore, la force de la critique adressée par Morris au capitalisme. »AJ

Jappe, comme Latouche, voit en Morris un précurseur de la décroissance, dont nous avons parlé dans les Traces 69 et 70, et qui nous apparaît désormais comme l’un des moyens de minimiser, sinon d’abolir, les risques d’exils climatiques qui s’annoncent, et seront l’objet des prochains textes.

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