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Billet de blog 29 mars 2025

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Trace 192-Briques 2

"Pour qui veut construire autrement, aucun matériau jeté à la benne ne devrait rester inconsolé. La violence dont il a fait l’objet ne doit pas être masquée. Elle témoigne non seulement de son histoire mais constitue une dimension heuristique, esthétique et politique du réemploi, véritable outil de transformation écologique. » Philippe Simay

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans ce second volet consacré à la brique, nous allons la voir voler, mais aussi tomber par terre, et être réutilisée. La Casa Milà de Gaudi et le désormais Musée de la Science de Lluis Muncunill sont contemporains : construction de 1906 à 1910. Si je parle de voir voler la brique, ce n’est pas en vain : les paraboles hyperboliques qu’utilisent, très logiquement,  les deux projets suivent le parcours d’un objet lancé en l’air.

ANTONI GAUDI

Dans « La Pedrera forme et fond d’un bâtiment » (1999) Daniel Giralt-Miracle décrit : « Les combles présentent une solution structurelle construite sur la base de 270 arcs paraboliques et diaphragmatiques ainsi que de voûtes de briques assurées par l’assise des fers forgés du dernier étage. Les arcs caténaires …font travailler les briques en compression, transformant l’arc en une structure à résistance unique. Pour terminer cet ensemble d’arcs, Gaudi a proposé un axe longitudinal de trois rangées de briques qui les unit au niveau de la clé et qui constitue une sorte de sternum pour ces différents arcs-côtes. » DGM

Remarquable est la souplesse avec laquelle les  160 différents arcs suivent les intentions de Gaudi pour ce qui est pour moi le sommet du projet, dans tous les sens du terme.

LLUIS MUNCUNILL

Dans ce qui fut une usine de textiles avant de devenir le Musée de la Science à Terrassa, Lluis Muncunill développe de magnifiques variations sur le thème de la  voûte  catalane : « La voûte catalane ou voûte en brique planes, est une technique de construction traditionnelle catalane qui date du XVIIème siècle. Elle consiste à couvrir l'espace au moyen d'une voûte où les briques sont disposées sur le travers, c'est-à-dire de façon que la surface la plus importante de la brique soit libre et que le travers de la brique soit en contact avec les briques voisines… L'origine de la voûte en brique plane doit être située dans les travaux des constructeurs romains qui doublaient, pour les renforcer, les cintres permanents de briques sous les voûtes de charges en pierre et en ciment des grandes constructions romaines. L'usage systématique d'une telle doublure est notamment visible aux thermes de Caracalla à Rome.» Wikipedia

Le Musée de la Science de Muncunill est un très bel exemple de sheds composés de voutes catalanes reposant sur deux arcs successifs , faisant rebondir la lumière avec un effet de légèreté extrême.

Il n’est pas exclu que la double courbure ainsi obtenue renforce l’effet purement transversal de la voute catalane.

ELADIO DIESTE

La double courbure est utilisée d’une manière magistrale en Uruguay par Eladio Dieste . Même si les briques sont ici utilisées dans une structure mixte avec le béton armé que toute cette recherche vise à éliminer,  les exemples sont très éloquents. « Eladio Dieste est devenu l'une des figures les plus paradigmatiques du paysage diversifié de l'architecture du milieu du XXe siècle en Amérique latine. Né en 1917 dans la ville septentrionale d'Artigas, en Uruguay, il a étudié à l'Université de la République à Montevideo et a obtenu son diplôme de la Faculté d'ingénierie en 1943. Il a développé un certain nombre de systèmes structurels innovants et élégants qui répondaient aux exigences de flexibilité de l'espace et d'économie de moyens que ses projets exigeaient./../ Pour lui, la structure, la géométrie et le matériau étaient tous des composants d'un tout interdépendant, abordant la forme comme une question de synthèse. Cependant, au lieu d'opter pour le béton comme matériau de prédilection, comme l'ont fait certains de ses contemporains - Félix Candela, par exemple -, Dieste a décidé de capitaliser sur la disponibilité et le faible cout d'un matériau local bien connu : la brique, qui est devenue son instrument. L'utilisation de la brique n'avait pas seulement un sens économique pour lui, mais elle permettait également aux projets sur lesquels il travaillait de s'inscrire dans une longue tradition de construction en pisé en Amérique latine, faisant écho à la culture de son Uruguay natal. Et en créant des solutions structurelles sophistiquées avec ce matériau humble et traditionnel, il a établi un nouveau récit audacieux qui a repoussé l'esthétique de la machine du mouvement moderniste et son utilisation de matériaux industriels tels que le béton, l'acier et le verre. L'un des projets les plus connus de Dieste est l'église de Cristo Obrero à Atlántida . Le bâtiment incarne la fascination de Dieste pour «l'expressivité» de la forme, une préoccupation constante tout au long de sa vie qui a imprégné l'ensemble de son travail. Le bâtiment lui-même est un magnifique exemple de l'utilisation de la brique qui combine deux des plus grandes inventions structurelles de Dieste : les voûtes gaussiennes et les surfaces réglées verticales. » Julian Palacio

BERLIN

Hélas, la brique tombe aussi ... Les murs croulent, et depuis six mois, il est atterrant de voir les dégâts causés en Ukraine par les bombardements russes. Ceci sans parler des morts, et des blessés sans nombre. La plupart des bâtiments détruits dans ce cas sont en béton, et cela fait frémir de songer aux travaux de restauration nécessaires. En ce tragique cas, la construction en briques, comme pratiquée avant la seconde guerre mondiale pose moins de problème. Les images de Coventry, de Dresde ou Berlin en miettes sont à pleurer. Mais il faut savoir que grâce à l’énergie des femmes survivantes, les ruines de Berlin, notamment, ont vite été relevées : « Les femmes âgées de 15 à 50 ans avaient reçu l’ordre des puissances d’occupation de participer à la reconstruction du pays en dégageant les rues… Après la démolition, les briques qui n’avaient pas été endommagées étaient récupérées et réutilisées pour les réparations et la construction de nouveaux bâtiments.. Elles étaient placées sur des supports en bois ou d’autres supports solides et l’on retirait à l’aide d’un maillet ou d’une hachette de plâtrier les restes de mortier. Les briques nettoyées étaient ensuite empilées. » Wikipédia

Nous ne sommes hélas pas à l’abri de nouvelles destructions violentes, mais celles qu’occasionnent les tristes jeux olympiques, à Aubervilliers aujourd’hui, hier à Pékin, ne sont pas moins graves.

Charles Chauderlot, dans le beau « Pékin – Ultimes regards sur la vieille cité » (2004), s’attache, tendrement, et rageusement, à dessiner les  courées promises à la destruction.

WANG-SHU

Dans « Le réemploi comme ressource première »(2021), Philippe Simay rappelle qu’au-delà des briques elles-mêmes, c’est aussi de savoir-faire qu’il s’agit: « Ainsi, quand l’architecte Wang Shu réhabilite pour le Musée d’histoire de Ningbo, la technique du wa-pan, consistant à réparer les murs à partir de briques et de tuiles compilées, il ne sauve pas seulement de l’oubli des savoir-faire ouvriers mais convoque, sous la forme du fragment matériel, une architecture vernaculaire rasée par la politique de reconstruction du régime chinois….Pour qui veut construire autrement, aucun matériau jeté à la benne ne devrait rester inconsolé. La violence dont il a fait l’objet ne doit pas être masquée. Elle témoigne non seulement de son histoire mais constitue une dimension heuristique, esthétique et politique du réemploi, véritable outil de transformation écologique. » PS

Prudemment, Wang-Shu ne met pas en avant le rôle du réemploi comme critique politique : nous y pensons pour lui.

https://www.lemoniteur.fr/article/wang-shu-pritzker-prize-2012-j-utilise-des-materiaux-traditionnels-couples-a-des-procedes-constructifs-modernes.1250934

« À Hangzhou, j’ai remarqué que les matériaux issus des démolitions massives pullulaient, et étaient revendus pour rien. Personne ne réalisait que c’était une matière première importante. J’ai décidé d’essayer de les réutiliser dans mes constructions pour le campus. Ces matériaux me servent aussi à présenter mes idées sur le temps, la mémoire et j’aime participer à la préservation de l’artisanat. Je pense avoir travaillé avec la dernière génération d’artisans capables de réaliser ce genre d’ouvrage. Dix ans plus tard, ce projet n’aurait pas pu se faire dans ces conditions, il n’y aurait pas eu d’artisans capables de le mettre en œuvre…  La Chine est un pays incroyable : pour un chantier, n’importe où, on peut encore trouver assez facilement et rapidement une centaine d’hommes qui vont posséder toute la dextérité, la patience et la rapidité pour réaliser des travaux d’une précision et d’une qualité extraordinaires. En les guidant dans l’exécution de travaux qu’ils pensaient ne pas maîtriser, ces hommes ont réalisé des parements comme celui du musée d’histoire que nous avons construit à Ningbo. Ce parement qui recouvre tout le bâtiment est fait de tuiles, de briques, de morceaux de pierre empilés avec une rectitude impressionnante. Ces savoirs existent encore, mais si personne ne les utilise, je ne suis pas certain qu’ils perdurent encore longtemps. » WS

Les courées chères à Chauderlot sont-elles « retrouvées » ? On le souhaite : « Au musée de Ningbo : Plus de 2000 personnes sont venues visiter le bâtiment chaque jour. Il leur parlait. Les gens y retrouvaient les courées de leur enfance, des tuiles, des briques qu’ils avaient connues et qui leur évoquaient le passé avec nostalgie. Ils sont sensibles au fait de retrouver quelque chose de leur quotidien dans un bâtiment public. » WS

De la Chine, nous passerons bientôt au Japon, où Tokyo se reconstruit frénétiquement sur elle-même…

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