La Cité Idéale est un très vieux fantasme.
Le portrait de la Cité Idéale que l’on peut voir à Urbino en est un exemple parfait : un ordre impeccable, que la symétrie magnifie, des rues désertes, que toute présence humaine entacherait de l’imperfection propre à l’humaine nature.
Dans le cadre de cette étude, qui est d’étudier la possibilité matérielle, avant tout, d’une utopie, nous nous intéresserons aux utopies de l’histoire, sous un angle : celui de la description urbanistique, et architecturale.
Même si cela peut paraître limité, il arrive que ce type d’analyse en révèle plus long sur les intentions réelles des concepteurs : Il arrive que la chose bâtie trahisse les intentions cachées des bâtisseurs : il n’est que de voir la tour de la fondation Luma à Arles pour comprendre ce que je veux dire …
A l’écoute des symptômes, notamment du totalitarisme, qui imprègnent ces différentes constructions intellectuelles, nous serons peut-être ainsi mieux à même d’éviter les causes qui conduisent à de tels symptômes …
Le premier à en rire fut Aristophane : Dans « Les Oiseaux », il imagine la construction d'une ville idéale dans les airs, Néphéloccocygia : Différents charlatans se présentent, notamment un géomètre, Meton, venu toiser l'air et le partager en rues : « J'applique une règle droite, de manière à ce que tu aies un cercle tétragone ; au centre est l'Agora, les rues qui y conduisent sont droites et convergentes au centre, ainsi que d'un astre, qui est rond de sa nature, partent des rayons droits qui brillent dans tous les sens. »
La centralité, la symétrie axiale, sont des symptômes flagrants : l’égo du concepteur, son fantasme de toute-puissance, sa volonté de contrôle, jusqu’au panoptique…
Aujourd’hui, on se contente d’éborgner les manifestants, ou de leur arracher une main, mais vivre au XVIème siècle, et y faire part de ses conceptions, n’était pas chose facile : Thomas More finit la tête tranchée, Tommaso Campanella passa 27 ans en prison, et il fallut à Rabelais tout son génie de l’humour pour échapper à la censure, ou pire encore : Servet, qui découvrit la circulation du sang dans les poumons est brûlé en 1553 ; Giordano Bruno, qui pensa le premier à un univers sans centre ni circonférence, est brûlé en 1600.
Sous les plumes de More, Campanella et Rabelais, les utopies du Royaume d’Utopie, de la Cité du Soleil, de l’Abbaye de Thélème sont avant tout des instruments de critique sociale, déguisés sous l’oripeau de récits de voyage lointain, ou de fantaisies. Notre intention est clairement autre : nous peignons le possible, pour précisément qu’il soit un jour envisagé ; voilà notre Utopie.
Le mouvement des « enclosures », qui court au long du XVIème siècle est bien par contre une véritable dystopie : les anciennes « tenures » permettaient aux paysans anglais de se nourrir, mais l’introduction de l’élevage intensif du mouton par l’aristocratie, et des enclos qu’il nécessitait viennent mettre en danger ces équilibres. Là aussi, la répression est violente, faisant par exemple 3500 morts dans le Norfolk : « Vos moutons si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, mais qui, à ce qu'on m'a dit, commencent à être si gourmands et si indomptables qu'ils dévorent même les hommes. » écrit alors Thomas More, dont on comprend les mille tours de prudence pour enrober dans un récit de voyage sa présentation de l’île d’Utopie, qui paraît en 1516.
Pour se concentrer, comme dit, sur les aspects matériels d’Utopie, et en particulier au niveau des villes, en voici quelques aspects.
Ce qui rend attachant la présentation que fait More d’Amaurot, la capitale d’Utopie, c’est qu’il ordonne les priorités dans un sens qui est celui de la vie même : d’abord l’approvisionnement en eau, puis les jardins, enfin les maisons elles-mêmes.
« De là l’eau coule par des canaux faits de brique en divers lieux, par les basses parties de la ville ; et dans les parties hautes, où l’eau ne peut monter, ils ont de vastes citernes où la pluie est recueillie, ce qui n’est pas moins utile que l’invention des canaux. »
Les jardins font partie intégrante de la ville, ce qui permet de subvenir en partie aux besoins des habitants :
« Le plan des rues est fait proprement et commodément, tant pour les voitures et transports, que contre l’impétuosité des vents ; les édifices ne sont nullement laids : leurs façades se succèdent en une file continue des deux côtés tout au long des rues qui ont vingt pieds de large. Derrière les maisons, sur toute la longueur de la rue, ils ont de vastes jardins, qui sont de tous côtés bien clos par la façade arrière des maisons. Il n’y a aucune maison qui n’ait une porte sur la rue et un guichet donnant sur les jardins. Les portes sont à deux battants, s’ouvrent facilement de la main, et se referment d’elles-mêmes. Chacun entre par là qui veut : ainsi n’y a-t-il rien chez ce peuple qui soit propriété privée. De dix ans en dix ans, ils changent de maison, par tirage au sort fait entre eux. Ils font grand cas de leurs jardins : ils y ont des vignes, des fruits, des légumes et des fleurs, tous si bien arrangés et si beaux, que je ne vis jamais en aucun lieu où je fusse rien de plus fructueux et de plus raffiné./…/
Et certes par toute la ville on trouvera difficilement une chose plus pertinente à l’utilité et au plaisir des citoyens que la culture desdits jardins ; c’est pourquoi il semble que celui qui construisit cette ville mit plus de soin à ordonner de beaux jardins qu’à nulle autre chose. »
Enfin, viennent les maisons, avec un état provisoire, auquel succède un état définitif, comme dans les communes italiennes (voir Traces 5), ou dans les bastides de Guyenne et Gascogne (voir traces 19, à venir) : « …les maisons du commencement étaient basses, comme des logis et des cases de bergers, assez lourdement bâties de toutes sortes de bois, les parois enduites de terre, le comble érigé en pointe, et couvert de chaume. Mais maintenant elles sont toutes à trois étages ; les parois sont de cailloux brisés, de pierre de taille ou brique, et le dedans rempli de ciment et mortier. »
Nous viendrons sans doute un jour à analyser d’autres aspects de l’Utopie de More, et à les critiquer. En attendant, il faut convenir que sous l’aspect matériel, et de sa cohérence avec une vision politique, celle d’un état sans propriété privée, le tableau est réussi.