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Billet de blog 30 mars 2025

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Trace 193-Japon 1

"Le temple d'Isé reconstruit n’est pas une réplique de l’ancien. Bien au contraire, il s’agit d’une renaissance qui s’inscrit dans les cycles naturels de renouvellement, honorés dans le shintoïsme. Le sanctuaire meurt et renaît tous les vingt ans.... Ce renouvellement perpétuel permet par ailleurs une pérennité des traditions et des valeurs du Japon. »

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Japon : Un peuple qui répertorie depuis l’an 800 la date de floraison des cerisiers, voilà qui m’intéresse.

Des quatre ontologies que distingue Philippe Descola dans « Par-delà nature et culture » (2005), l’animisme nous paraît comme le seul à même de sortir du dualisme nature-culture, à la source de bien des destructions, même si dans le même ouvrage Descola nous dissuade de le « stigmatiser pour des raisons purement morales », moquant au passage ceux qui lui « font porter tous les maux du monde moderne » PD (Voir Trace 225 à venir).

L’animisme rencontré dans notre enquête, avec Baptiste Morizot (T10), Arthur Lochmann (T16), plus récemment avec Eduardo Kohn (T188), est souvent associé à des sociétés bien éloignées de nos modes de vie. Aussi le Japon intrigue : serait-il encore porteur de cette vision, malgré son appartenance à notre monde industriel ? D’abord, est-il animiste ? « Le shintoïsme est une religion animiste. Le concept majeur du shintoïsme est le caractère sacré de la nature. Le profond respect en découlant définit la place de l'homme dans l'univers : être un élément du grand Tout. Ainsi, un cours d'eau, un astre, un personnage charismatique, une simple pierre ou même des notions abstraites comme la fertilité peuvent être considérés comme des divinités. » Kiwipédia

Comment ce shintoïsme se concilie avec le capitalisme régnant ? MAL !

Nous avons  fait maintes fois référence au Japon : Trace 12 : Cérémonies liées aux kami, et notion de Wa ; Trace 89 : Haïkus ; Trace 99 :  Matsutake, Trace 142 : Eloge de l’ombre ; Trace 152 : Lois somptuaires, et  Wabi-Sabi.

Comme tout charpentier, je  m’incline devant le génie des charpentiers japonais. Une admiration qui n’est pas pour autant aveugle : Les forêts détruites en Indonésie, vues avec Anna Tsing, (Trace 189) l’ont été en grande partie du fait de l’avidité japonaise. Notre parcours commencera par la forêt, avec « Forêt et religion au Japon : d’une vision singulière de l’arbre à une gestion particulière de la forêt » (2004), de Nicolas Alban et Caroline Berwick, ingénieurs forestiers, qui résument clairement ce rapport  :

 « L’ARBRE DIVIN

Lorsque l’on se promène dans l’enceinte d’un temple japonais, il est fréquent de voir des papiers ou des petites pancartes de bois accrochés aux branches des arbres et sur lesquels on peut lire des vœux. C’est de cette façon que les Japonais confient leurs prières aux arbres des temples. Ces derniers sont en effet capables d’appeler les dieux. Nombre d’entre eux sont même directement habités par un esprit ou un kami. Ceux-là sont alors signalés par une corde de riz nouée autour du tronc et accompagnée, dans les temples shintoïstes, de papiers blancs pliés. La plantation d’un arbre permet aussi de marquer la présence du divin. Les prêtres ont ainsi toujours complété la construction d’un temple par des plantations. De même, pour les fidèles, cet acte est une façon de manifester leur foi afin d’apaiser les dieux ou de leur demander d’exaucer une prière. Ce phénomène a permis de constituer les premières plantations forestières du Japon. Les techniques mises en œuvre dans les temples sont encore aujourd’hui utilisées dans la gestion forestière, comme le bouturage des résineux indigènes (Sugi et Hinoki). En héritage de ces pratiques, on peut évoquer l’impressionnant site du mont Haguro où l’escalier de près de 5 000 marches menant au temple principal est bordé de centaines de Sugi de plus de 400 ans. Ce caractère divin explique en grande partie le nombre important d’arbres vieillards que l’on observe. Les Japonais ont à cœur de maintenir la vie des arbres le plus longtemps possible. Ce culte de la vieillesse entraîne des soins et des travaux d’entretien conséquents. Les plus vieux individus sont soutenus par des piliers en bois ou des câbles. Les branches mortes menaçantes ne sont pas toujours coupées. L’idée qu’un arbre puisse devenir un danger semble inexistante au Japon. On trouve fréquemment des arbres penchés, voire déracinés, en bordure des chemins les plus touristiques. La sacralisation de l’arbre se poursuit au-delà de sa vie.

LA FORET, FOURNISSEUR DE MATERIAUX SACRES

Comme dans de nombreuses religions, certaines plantes ont dans les temples japonais une signification particulière. Les cérémonies religieuses mettent fréquemment en scène l’utilisation de ces plantes, censées abriter les esprits régissant les choses de la nature et de l’espace, appelés mononoke. La plus courante de ces espèces est le Sakaki  dont les rameaux feuillus servent d’offrandes aux dieux. Cette essence est ainsi largement plantée et récoltée par les prêtres dans la forêt environnante. Les temples font aussi de leur forêt un usage plus pragmatique. Ainsi, dans le passé, la fonction principale de celle-ci était de fournir du bois de feu à la population locale et aux fidèles du temple. Les bois restant autour des temples sont aujourd’hui des taillis vieillis dont la composition est relativement proche de la composition originelle, c’est-à-dire à forte dominante de feuillus. Dans un pays où la plantation de résineux occupe une large part de l’espace forestier, ce sont des vestiges de la forêt naturelle qu’il convient de protéger. Actuellement, ce mode d’exploitation des petits bois ne se fait plus ou très exceptionnellement. Seuls les prêtres continuent d’effectuer quelques récoltes pour les feux des cérémonies religieuses. La forêt des temples reste surtout sollicitée dans les opérations de restauration et de constructions des bâtiments religieux. Certaines activités traditionnelles persistent dans les temples et représentent des marchés relativement importants. Par exemple, l’écorce de Hinoki est utilisée pour la confection des toitures de certains bâtiments religieux et traditionnels. Seule l’écorce secondairement formée est utilisée, la première écorce de l’arbre étant préalablement éliminée. Ces opérations sont réalisées à la main, le plus souvent par des employés du temple. Ceux-ci grimpent le long des troncs et, progressivement, décollent l’écorce, mettant à nu des troncs lisses et rouges. Les écorces sont ensuite coupées en lamelles et stockées. Les plaquettes obtenues sont disposées sur la charpente, maintenues à l’aide de clous de bambou, jusqu’à former une couche épaisse de près d’un mètre. Les écorces de Sugi sont également exploitées et utilisées pour l’isolation des toits constitués de tuiles de céramique. Les temples peuvent utiliser leur récolte pour leur propre compte ou la vendre à d’autres institutions qui ne disposent ni du capital forestier, ni du personnel suffisant pour une telle activité.

LA FORET, AU CENTRE DE RITES RELIGIEUX SECULAIRES

De nombreuses traditions et rites séculaires entourent l’exploitation de la forêt et la construction des bâtiments religieux. Les plus célèbres se déroulent à Ise, où se situe le plus vieux temple shintoïste du Japon, fondé il y a 2000 ans. Il est aujourd’hui le site shintoïste principal. Le temple est implanté au milieu de collines couvertes par 5 500 ha de forêts, considérées comme divines, soit un tiers environ de la surface de la commune d’Ise. Les deux sanctuaires principaux sont entourés d’une zone de forêts naturelles, intacte depuis l’édification du temple. Le reste de la forêt, soit 5 320 ha, a toujours été exploité en vue de fournir, depuis le Moyen Âge, du bois d’œuvre pour la reconstruction rituelle des bâtiments des sanctuaires. Depuis 1926, un programme de reforestation a été mis en place afin de continuer d’assurer l’approvisionnement nécessaire en bois d’œuvre, pour les 200 ans à venir. Ce programme, outre la conservation du capital forestier, permet aussi la protection des eaux de la rivière sacrée Isuzu et assure le maintien des milieux naturels. Le besoin en bois d’œuvre est très important à Ise. En effet, depuis environ 1300 ans, la tradition veut que les principaux bâtiments du temple soient reconstruits tous les vingt ans à l’identique. Ils ont ainsi conservé leur style architectural ancestral, dénué de toute influence bouddhiste. Ils sont entièrement construits avec des matériaux naturels et non traités, ce qui symbolise l’association de la nature et de l’architecture. Le bois d’Hinoki, considéré comme sacré et habité par les dieux, est préférentiellement choisi. Il provient en général d’arbres multi-centenaires, issus des forêts aux alentours d’Ise. Cette reconstruction, nommée shikinen Sengu, est renouvelée tous les vingt ans selon des rites ancestraux. Elle nécessite la succession de nombreuses cérémonies sur une dizaine d’années. Les prêtres s’assurent la bienveillance des kami pour les différentes étapes de la construction. Ces rituels garantissent aussi la sacralité des bâtiments : les esprits divins, habitant l’arbre abattu, sont invités à suivre le matériau et à s’installer dans le temple construit. La symbolique de ce rituel est très forte pour les Japonais. Le temple reconstruit n’est pas une réplique de l’ancien. Bien au contraire, il s’agit d’une renaissance qui s’inscrit dans les cycles naturels de renouvellement, honorés dans le shintoïsme. Le sanctuaire meurt et renaît tous les vingt ans, ce qui est considéré comme la durée moyenne des cycles de vie dans la nature. Ce renouvellement perpétuel permet par ailleurs une pérennité des traditions et des valeurs du Japon. » NACB

Nous retrouverons le Japon prochainement, avec, Naomi Kawase, Augustin Berque, Junichi Saga et Yann Le Masson. Des fleurs de cerisiers à la castagne finale.

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