Animisme et capitalisme, l’expérience japonaise, suite : des cerisiers en fleurs à la castagne finale, en deux films et deux livres. Ce sera long, mais il y a des images.
Dans « LES DELICES DE TOKYO » (2015), comme dans beaucoup des films de Naomi Kawase, il est fait allusion à une forme d’animisme : on y voit la vieille Tokué parler aux haricots, de la culture à la cuisine. «Je ne sais pas exactement de quoi est fait l'animisme… Disons que je me considère comme faisant partie de la nature», dit Naomi Kawase. Le film est tiré du roman du même nom de Durian Sukewaga, dont voici deux brefs extraits : « Quand je faisais cuire la pâte de haricots, vous me demandiez souvent ce que je fabriquais, n'est-ce pas? Vous me demandiez si j'entendais quelque chose, le visage tout près des haricots azuki. Je n'aurais pas su quoi vous dire, si ce n'est que j'étais "à l'écoute", mais il me semblait qu'une telle réponse vous aurait perdu, alors j'ai préféré rester vague. Il s'agit de bien observer la mine des haricots azuki. De s'ouvrir à ce qu'ils ont à nous dire. C'est, par exemple, imaginer les jours de pluie et de beau temps qu'ils ont connus. Ecouter l'histoire de leur voyage, des vents qui les ont portés jusqu'à nous. Je suis convaincue que chaque chose ici-bas est douée de parole. A mon avis, on peut prêter l'oreille à tout, aux passants dans la rue devant la boutique bien entendu, à tout ce qui est vivant, et même aux rayons de soleil et au vent. » DS
Le dernier message adressé par Tokué est : « Nous sommes nés pour regarder ce monde, pour l'écouter. C'est tout ce qu'il nous demande. » DS
Sur les rapports entre nature et culture au Japon, Augustin Berque a beaucoup travaillé, on dirait. J’avais lu son livre « LE SAUVAGE ET L’ARTIFICE – LES JAPONAIS DEVANT LA NATURE » (1986) en 1998, avant un voyage au Japon. En 2022, je l’ai relu pour vérifier : toujours aussi abscons. Avis partagé par son collègue anthropologue de l’université Laval , Jacques Grondin : https://www.erudit.org/fr/revues/as/1988-v12-n3-as780/015049ar/ : « D’une lecture éprouvante, où le masochiste se jure à chaque page que c’est la dernière qu’il lit avant de mettre l’ouvrage au feu…sa création théorique tord-boyaux a tous les effets d’un soporifique puissant. » JG
Dommage, la couverture était belle ! Dommage : Edouard Glissant (T59) ou, dans un autre registre Eduardo Kohn (T188), ne sont guère faciles à lire, mais j’avais essayé ici d’en laisser une trace lisible, utile, en essayant de respecter leurs intentions. Ici, impossible. Quelques lambeaux donc, de ce livre hostile et décevant, d’un auteur affligé de myopie, au sens propre, extrêmement précis sur l’objet de ses recherches, aveugle au reste : Exemples : « Devant l’évolution très rapide du mode de vie des Japonais depuis trente ans, l’on est bien obligé de penser que le divorce devient irrémédiable entre la vie réelle et l’esthétique des haïku. » AB
Que dire alors de cet exemple, entre mille : « Dans le quartier des banques / Les navires de guerre / Irradient » Haïku de Hoshinoga Fumyo, tiré de « Haïku - Anthologie du poème court japonais » (2002) ? Ce qui résume en trois vers plus de 150 ans d’histoire du Japon, de Perry à Tibbets, histoire que Berque feint d’ignorer, comme il ignore aussi les manifestations contre l’aéroport de Narita, que nous verrons plus bas, pourtant contemporaines de son séjour au Japon….
On peut lire, sur le sujet même du livre, ceci : « La culture est ce qui donne un sens au monde….La nature est toujours construite en termes culturels, vécus par un sujet individuel ou collectif. La nature est ce qui, dans le monde, n’a de sens ni par ni pour l’homme, mais a un sens dans l’homme et autour de l’homme. » AB. Merci bien, Augustin.
Dans sa phrase : « La civilisation technologique que la société japonaise a choisi d’adopter après Meiji témoigne d’une dynamique foncièrement étrangère à son attitude traditionnelle envers la nature», le terme « choisi » est assez malheureux, après que les navires noirs du Commodore Perry aient forcé le Japon, par la convention de Kanagawa, signé le 31 mars 1854, à entrer définitivement dans un système économique qui exclut toute référence à la nature, provoquant logiquement l’avènement de l’ère Meiji, en 1868...
Encore un pour qui le capitalisme n’existe pas : heureux homme ! Oublions-le. Retournons à nos Japons, et si, comme il l’écrit : « La culture japonaise accorde plus de poids que l’Occident à la communication non verbale. » AB, alors, place aux images.
Pour retomber sur terre après ces envolées théoriques, rien de mieux que « MEMOIRES DE PAILLE ET DE SOIE » (1987- trad. 1992) de Saga Junichi. L’animisme n’y est pas théorisé, mais vécu, au contact direct, et dur, avec les éléments, le froid, la boue. Nous sommes à Tsuchiura, un peu au Nord de Tokyo, non loin de Kashima, et de Narita, au bord d’un grand lac, alors très poissonneux. Dans la préface, Geneviève Navarre, traductrice, annonce : « On se trouve ici plus près de la nature parce qu’il ne s’y trouve aucun souci de littérature. On se trouve aussi près de la culture que l’on pratique quotidiennement sans le savoir, de cette culture et de cette identité japonaise qui semblent avoir été échangées contre le bien-être économique. » GN
Comment ce livre a vu le jour ? «L’auteur, docteur en médecine, a enregistré les souvenirs de ses patients, dans les années 70. Son intérêt pour l’écologie complète parfaitement son entreprise ethnologique, puisque la perte de l’habitat naturel va toujours de pair avec la perte des traditions culturelles. » GN
Les témoignages datent donc des années 20 à 40, avant la seconde guerre mondiale. Le titre résume à lui seule les inégalités régnantes. Voici quelques extraits, par thèmes, alternant merveilles, et le plus souvent douleurs et peines.
Sérénité : « En dépit de toute la misère et de la pauvreté d’alors, il existait aussi une grande sérénité qui semble tout à fait perdue de nos jours. » SJ
Dureté : « Certains propriétaires étaient tellement durs et cruels que leurs locataires en étaient réduits à les assassiner. » SJ
Lucioles : « Parfois ma famille ne pouvait même pas acheter du pétrole pour la lampe, alors, pour avoir de la lumière pour faire mes devoirs, j’allais souvent dans les champs attraper des lucioles que je mettais dans un sac en papier. Je tenais le sac près de mon cahier d’exercices, et cela m’éclairait juste assez pour que je puisse écrire. » SJ
Un charretier : « Aucun d’entre nous ne portait de chaussures. Et quand il pleuvait on portait un imperméable en paille… » SJ
Le progrès : « Maintenant la région a été complètement asséchée, et tous les étangs ont disparu. C’est ce qu’on appelle le progrès, je présume. » SJ
Un pêcheur : « Je n’avais pas le temps d’être malade. Les gens malades n’auraient pu supporter ces voyages : ça les aurait tués. Les pêcheurs semblaient presque appartenir à une autre race, par rapport aux gens de la ville. Nous avions des muscles puissants, de grosses mains et de gros pieds, et des visages sombres et burinés. Même en hiver je ne portais jamais plus qu’une paire de shorts en coton. Et nous n’avions pas de chaussures non plus. » SJ
Destruction : « Depuis la fermeture des écluses sur la rivière Hachitone en 1973, le lac n’a plus de marées. C’est dur d’imaginer combien le lac était poissonneux. Quand vous étiez assis là à laver le riz du dîner, vous pouviez voir des carpes immenses qui venaient nager autour de vos jambes. Il y avait aussi des tas de mulets gris. Ils nageaient en bancs de deux ou trois milliers, et on pouvait savoir où ils étaient, parce que le lac changeait de couleur, tellement il y en avait qui agitaient la surface. » SJ
Lucioles encore : « Les pousse-pousse prenaient toujours la route le long de la Sakura. Quand le soleil se couchait et qu’il commençait à faire sombre, les hommes allumaient des lanternes qu’ils accrochaient à une longue perche qu’ils pendaient au pousse-pousse, et elles se balançaient tandis que nous avancions. Les soirs d’été, il y avait des milliers de lucioles qui volaient tout autour, comme des étincelles. » SJ
Les livreurs de tofu : « Les hommes rentraient vers deux ou trois heures de l’après-midi, complètement éreintés d’avoir fait quarante kilomètres ou plus avec des sandales de paille aux pieds. » SJ
Un enfant dans la rizière : « On attachait un long bâton en bambou de trois mètres environ aux rênes du cheval et l’enfant n’avait qu’à conduire le cheval qui tirait la charrue en le tenant au bout du bâton. Pour un enfant de 6 ou 7 ans, un cheval paraissait énorme, d’où le bâton… J’ai bien dû parcourir quarante ou cinquante kilomètres par jour dans les rizières de mes parents dans ce temps-là. » SJ
Infanticides : « Si vous vouliez un garçon, et que c’était une fille, vous en faisiez une « visiteuse d’un jour », comme on disait. » SJ
Le couvreur de chaume : « On disait qu’il fallait dix ans pour devenir un bon couvreur. Si la couverture en chaume était faite par quelqu’un de qualifié, le toit pouvait durer cinquante ans, mais si c’était du travail bâclé fait par un balourd pas très futé, il se mettait souvent à pleuvoir à l’intérieur rien qu’au bout de trois ou quatre ans. » SJ
Misère : « Le confort était plutôt succinct par là-bas, et très peu de maisons avaient un toit en chaume ou en tuile. Les maisons avaient un toit couvert d’écorce tenue par des pierres, et celles qui avaient des tatamis étaient considérées comme bien au-dessus de la moyenne. On avait l’habitude de voir une famille entière dormir ensemble dans une seule pièce sur une mauvaise natte de paille. » SJ
Un menuisier : « Comme les arbres sont des choses vivantes, ils ont chacun leur dureté, leur forme, leurs motifs particuliers. Si vous ne connaissez pas les qualités du morceau de bois avant de vous mettre au travail, vous êtes sûrs de tout gâcher. » SJ
Le film « KASHIMA PARADISE » (1973), de Bénie Deswarte et Yann Le Masson, commentaires de Chris Marker, fut tourné non loin de Tsuchiura. On peut imaginer que la catastrophique fermeture de la rivière Hachitone, dont il fut question, est liée aux travaux du complexe de Kashima. Et qu’enfin les paysans filmés, ou leurs parents, ont vécu dans des conditions semblables à celles décrites plus haut.
https://www.youtube.com/watch?v=1KxQSWbYhBQ
« Kashima Paradise » s’ouvre sur un hélicoptère pulvérisant des produits de traitement sur des rizières, et sur les maisons des paysans … A la foire internationale d’Osaka de 1970, dont le slogan est : « Progrès et harmonie pour l'humanité », il est annoncé : « Au 21éme siècle, le ciel, la mer et la terre du Japon verront s’harmoniser nos rêves avec la nature ». La réalité est bien autre. Le complexe sidérurgique de Kashima s’empare des terres des paysans, voués à un sous-prolétariat, ruine qualité des eaux, des terres, et de l’air. Les dignitaires shintos seront bien sûr invités à l’inauguration, mais ceci est de pure forme : une bénédiction des hauts-fourneaux (On a bien béni l’avion qui foudroya Hiroshima !). A la place de « développement harmonieux », on dit désormais « priorité à l’industrie ».
A Narita, face au projet d’aéroport, les paysans ont refusé de vendre leurs terres. Cela donnera lieu à une ZAD avant l’heure, puis aux affrontements, prodigieusement filmés par Le Masson, entre police et paysans et étudiants armés de lances de bambou. Las, l’inauguration aura finalement lieu, enveloppée d’un discours trompeur sur « l’harmonie entre nature et homme.». L’on voit le paysan Zen-Zae-Mon, désespéré : « Dans dix ans il aura vendu sa terre, et pourtant il donne du riz aux dieux de l’agriculture » CM : Un animiste déçu, et fervent.
Le film se clôt sereinement sur l’image des bateaux employés par les pêcheurs des « Mémoires de paille et de soie ».
Qui sont les animistes, dans tout cela ? Les prêtres shintos, au service du pouvoir économique, ou ceux qui luttent pour leurs terres ? Nous retrouverons un jour prochain (Trace 225) Philippe Descola, qui ouvrit ces deux pages, en compagnie d’Alessandro Pignocchi, dans le livre « Ethnographies des mondes à venir » (2022), et ils nous éclairciront sur ceci.
On aura pu voir dans le film un usage particulièrement efficace du bambou, comme arme. Les prochaines traces traiteront du bambou, usé d’une manière plus pacifique.